Certains titres sont trompeurs. Celui du livre de Sergeant pourrait laisser penser à une digression à la Tony Duvert. Or il n’en est rien. Fidèle à une des stratégies qui lui est chère, l’auteur confronte deux créateurs sensiblement de la même époque : le théologien écossais Jean Duns Scott et le poète François Villon. Leur apparent éloignement fait le jeu d’une proximité mais aussi d’une distinction entre deux concepts : ceux de « différence » et d’« altérité » que Derrida lui-même a tenté de troubler en forgeant l’idée de « différance ».
Mais en lieu et place des effets de “dissolving views” derridiennes, Sergeant oriente vers une autre perception intellectuelle : celle d’un “perdre voir” qui est tout autant un « sur voir ». Il permet de marquer la différence entre théologie et poésie moins — écrit l’auteur — « par la logique aristotélicienne » que par un « adventice ». Les exigences spirituelles entre les deux genres sont bien différentes. Il ne s’agit plus de les faire adhérer dans un engluement mais de faire advenir une autre exigence vitale.
Entre l’imaginaire et l’entendement, les mises divergent tout autant. Car si le théologien et le poète dénoncent « le tour de manège entre les essences et les apparences », les deux s’opposent quant à la manière d’appréhender la présence et la « philosophie » de l’existence. Si dans les deux cas s’exerce un acte d’ « intellection » et d’expression par le Verbe, le fléchage est opposé. D’un côte (Scott) présuppose un « Objet », Villon son absence, sa vacance. L’ « illumination » du corps d’images ne couvre donc plus le même champ d’expérience, d’appréhension, de compréhension et d’émergence.
Rimbaud — sous-jacent dans la pensée Sergeant — donne toute la puissance à une pensée dans laquelle la poésie découvre son champ d’immanence en s’opposant à la transcendance théologique. Par ailleurs, le philosophe pose deux questions essentielles : la poésie du temps « restera-t-elle une éruption transcendante » et le poète conservera-t-il « le masque du nouveau prêtre » ? En analysant au plus près les processus d’individualisation poético-théologique, l’auteur propose sa réponse. Il existe pour lui une « complicité entre le poète et le théologien » même si le second crée à partir du tout et le premier à partir du rien. Ce sont là pour lui les deux faces ou les deux prolégomènes d’un même problème. L’importance de la théologie inonde le poétique, néanmoins son « je est un autre » doit échapper au platonisme comme à l’augustinisme qui rampent encore dans une certaine « idée » de la poésie.
Pour Sergeant, la réponse « religieuse » n’est pas la bonne. Et il a raison. Certes, aucun poète ne crée à partir de rien : mais il ne le fait pas forcément à partir d’un tout. Un Beckett ou un Novarina (pour reprendre des figures opposées quoique complémentaires) prouvent comment une création peut se produire pour « affirmer la vie » sans la disqualifier comme le fait le théologien au nom d’une transcendance ou sans la dévaloriser au nom d’un pur nihilisme matérialiste. En abrasant des quintessences, le poète a beaucoup à dire et à montrer.
Déjà le prochain livre de l’auteur est attendu afin qu’il nous offre des portes à la ré-origination d’une pensée poétique en une chair tellurique et mystique comparable celle qu’Artaud rêva de trouver en territoire Tarahumaras, une chair rédemptrice totalement ignorée par une certaine poésie contemporaine dévalorisée par la consommation et la mort ou par les religiosités. Celles-ci transforment le sujet en un objet, édulcorent tout véritable dialogue temporel et spirituel. A ce titre, Villon demeure essentiel : il a appris à renouer avec « l’être là », avec les forces non seulement primaires de vie et de mort mais avec celles de l’art. Celui-ci, lorsqu’il n’est pas dévoyé, peut proposer la beauté convulsive que l’époque a fini par oublier et que la religion a instrumentalisée voire enlisée.
jean-paul gavard-perret
Philippe Sergeant, La Croisade des enfants — Jean Duns Scot & François Villon, Les Editions du Littéraire, Paris, 2016, 224 p. — 20,00 €.
Le samedi 4 juin 2016, à 17 heures, Philippe Sergeant donnera une conférence (Différences entre l’artiste et le nihiliste) et présentera son dernier livre à la librairie le Rameau d’Or / 17, Boulevard Georges-Favon – 1204 Genève