Les permanences de l’histoire russe
A l’heure à Vladimir Poutine restaure la puissance russe et s’engage dans un bras de fer avec les Occidentaux, tétanisés par l’audacieuse annexion de la Crimée, on ne peut que conseiller la lecture de la synthèse de Marie-Pierre Rey sur les relations entre la Russie et l’Europe. Il est en effet capital de comprendre comment les Russes perçoivent l’Europe, appréhendent leurs rapports avec l’extrémité du continent eurasiatique et finalement la manière dont ils se voient eux-mêmes.
Tout au long de l’histoire, la Russie oscille entre exécration de l’Europe occidentale, catholique, expansionniste, méprisante à son encontre, et fascination pour sa supériorité, sa modernité, sa puissance. Dès Ivan le Terrible (et même dès la principauté de Kiev), des liens sont noués mais strictement encadrés, toujours placés au service de la puissance russe. La politique de Pierre le Grand est à cet égard très révélatrice. La greffe européenne qu’il opère avec brutalité est « un instrument au service de la grandeur et de la puissance nationales ». Ce « nationaliste convaincu » œuvre avec pragmatisme et empirisme. Imiter l’Occident pour devenir aussi grand, voire plus grand que lui. On est là dans un paradigme que de nombreux autres Etats suivront, du Japon de Meiji à la Turquie de Kemal.
Cette poussée vers l’Ouest provoqua de nombreux remous et perturba en profondeur la définition de l’identité des Russes. Sont-ils européens ? asiatiques ? ou tout simplement russes, c’est-à-dire différents et supérieurs ? 1917 trancha la question, ou crut le faire. Dès lors, la Russie soviétisée cessa d’être suiviste et devint à son tour un modèle. Marie-Pierre Rey décrit en détails les évolutions de la diplomatie soviétique, capable de s’ouvrir à l’Occident tout en préparant sa destruction. L’Europe ne cessa en fait jamais d’occuper la première place dans la politique de Moscou. Mais dès les années 1960 et surtout 1970, l’absurdité et la faillite du système marxiste rendirent à l’Occident toutes ses capacités d’attraction.
Ce livre apporte en outre de très utiles clés pour comprendre Vladimir Poutine dont la politique, inscrite dans un héritage et une vision particulière de la Russie et de l’Europe, relance l’hostilité à l’encontre des valeurs occidentales analysées comme un danger pour la culture et la puissance russes. La crise actuelle permet aux Européens de renouer avec leurs préjugés antirusses et de diffuser par le biais des médias modernes les reproches qu’ils exprimaient déjà à l’époque d’Ivan IV, de Pierre le Grand ou de Nicolas Ier : la violence politique, l’autoritarisme, l’antilibéralisme. On attend le procès en barbarie…
On ne comprend le présent que par la connaissance du passé. D’où l’intérêt de se plonger dans ce livre.
frederic le moal
Marie-Pierre Rey, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, ChampsHistoire, février 2016, 506 p.- 13,00 €.