Stéphane Vanderhaeghe, Charøgnards — Rentrée 2015

« L’ère de l’universelle charogne »

Les idées les plus simples, c’est connu – et sur­tout en lit­té­ra­ture – sont par­fois les meilleures. Aussi, pour son (néan­moins ambi­tieux) pre­mier roman, Sté­phane Van­de­rhae­ghe n’y est-il pas allé par quatre che­mins pour dire l’essentiel : pré­ci­sé­ment, cir­cons­crire ce que dire peut encore vou­loir dire, réflé­chis­sant en fili­grane de manière phi­lo­so­phique au sta­tut du speech act, ce « per­for­ma­tif » cher à John Aus­tin dans How to do things with words, soit cette para­doxale pro­priété de la langue de valoir en cer­taines cir­cons­tances comme action pure.
Le pro­pos de fond est pour­tant des plus acces­sibles : dans un vil­lage fort fort loin­tain, un homme ano­nyme com­mence de s’inquiéter lorsqu’il assiste au ras­sem­ble­ment, macabre et inva­sif, chaque jour plus impor­tant, de vola­tiles de toutes sortes – cor­beaux, freux, cor­neilles, chou­cas, pies etc ; ayant en com­mun d’être des « cha­ro­gnards » et dont les déjec­tions empestent. Le nar­ra­teur, scé­na­riste de son état (qui ren­voie sou­vent, et pour cause, à la nou­velle de Daphné du Mau­rier adap­tée au cinéma par Hit­ch­cock, « Les Oiseaux »), décide alors, tan­dis que bon nombre d’habitants s’enfuient, ses proches éga­le­ment, de res­ter sur place pour consi­gner dans un car­net sa chro­nique du déclin annoncé de la civi­li­sa­tion – dévas­ta­tion dont il semble demeu­rer le seul témoin, entre folie et déses­poir, épar­gné par les vola­tiles gan­gre­nant tout, au fur et à mesure de l’écoulement du temps, sur leur pas­sage … mais n’attaquant jamais les hommes à pro­pre­ment par­ler, du moins pas directement.

Pour lut­ter contre le néant trau­ma­tique qui se pro­file, le nar­ra­teur, qui croit encore à la puis­sance rédemp­trice des mots, compte alors les jours, cultive ses sou­ve­nirs, dresse des inven­taires, autant d’éléments qui sous-tendent à l’accoutumée le tissu du réel (un réel qui n’est cepen­dant rendu, plus le jour­nal pro­gresse, que par le res­senti intime du rédac­teur claus­tro­phobe, et non par un ensemble de per­cep­tions objec­tives). Mais rien n’y fait. En quoi le lan­gage, seul, pourrait-il bien ralen­tir la fin du monde ?
A la lueur — il fau­drait plu­tôt dire : à la pénombre – du contexte, ô com­bien cau­che­mar­desque !, un cer­tain nombre de réfé­rences s’impose dès que l’on ouvre le roman : le Demain les chiens iro­nique de Clif­ford D. Simak, Le Livre de Dave de Will Self ou, plus pré­ci­sé­ment, L’Alphabet en flammes de Ben Mar­cus (Edi­tions du Sous-sol, 2014) pré­sen­tant un monde où le lan­gage, qu’il soit oral ou écrit, chu­choté, crié ou lu, est devenu un poi­son pour les humains, mais aussi Enig mar­cheur de Rus­sel Hoban (édi­tions Mon­sieur Tous­saint Lou­ver­ture, 2012) racon­tant, dans une langue anglaise post-apocalyptique, la sur­vie des humains, après la guerre nucléaire, retour­nés à un état de (non)civilisation proche de l’âge du fer. A chaque fois, l’écriture a presque dis­paru mais pas tout à fait — d’où le ø dans Charø­gnards ici, ce qui per­met à chaque nar­ra­teur de racon­ter son his­toire. Et c’est bien cette nou­velle arti­cu­la­tion (ou désar­ti­cu­la­tion) entre la langue et la pen­sée, le signi­fiant et le signi­fié qui consti­tue la toile de fond kaf­kaïenne de cha­cun de ces romans.

Ce doute funeste, qui n’est pas que lin­guis­tique, est bien mis en avant par Sté­phane Van­de­rhae­ghe, au gré des des­crip­tions tant mini­ma­listes que ciné­ma­to­gra­phiques, sises dans un éter­nel pré­sent, qu’il mul­ti­plie : com­ment pen­ser, com­ment écrire lorsque nous avons perdu ce qui fait notre civi­li­sa­tion ? En quoi croire quand la foi  semble anéan­tie en même temps que l’alpahbétisation ? illus­trait déjà Den­zel Washing­ton  lut­tant pour pré­ser­ver la der­nière Bible en braille sur terre dans Le livre d’Eli ? Un ques­tion­ne­ment auquel est d’emblée confronté le lec­teur lorsqu’il ouvre, entre les deux bandes de pages noires enca­drant le livre, le pro­logue du pseudo intros­pec­tif Charø­gnards par un énig­ma­tique manus­crit, retrouvé dans un futur loin­tain, et rédigé dans une langue à la limite de l’incompréhensible (et du risible) tant elle déforme la nôtre.
On notera au pas­sage, ce sera notre seul bémol adressé au roman­cier, qu’il est peut-être dom­mage que cer­tains élans d’écriture encombrent alors la nudité séman­tique à laquelle aspire le texte. Ainsi, dans cette page dans le pre­mier quart – pré­ci­sons qu’aucune n’est numé­ro­tée (sic) — où on lit :« Les incor­rup­tibles trempent timi­de­ment les lèvres dans une mousse tié­dasse, regard vacant en quête de la gri­se­rie d’or qui gît sous la blanche écume cau­te­leuse», il eût été pré­fé­rable selon nous d’aspirer à plus de sobriété en se conten­tant de : «  Les incor­rup­tibles trempent les lèvres dans une mousse tié­dasse, regard vacant en quête de la gri­se­rie d’or qui gît sous l’écume »…

Nul à vrai dire ne saura si la menace détec­tée par le jour­nal du nar­ra­teur psy­cho­tique est effec­tive ou non (les médias res­tent silen­cieux sur ces évé­ne­ments) ou s’il s’agit plu­tôt, en ces pages ellip­tiques (épi­lep­tiques ?) et fié­vreuses, d’une folie qui s’empare de l’écrivant, qui voit la réa­lité alen­tour se dis­lo­quer et ses proches dis­pa­raître. Ce qui l’amène bien­tôt à assi­mi­ler les cha­ro­gnards décriés à une sorte de can­cer irré­mis­sible en train de noir­cir, faute de la page, le monde — mieux : l’immonde de la société de consom­ma­tion -, méta­stases conno­tées par la cha­rogne et une marée noire omni­pré­sentes, tan­dis qu’à rebours l’écriture se délite et rejoint une blan­cheur, une trans­pa­rence aveugle (à l”instar de celle que fil­mait si bien Fer­nando Mei­relles dans Blind­ness), laquelle signale son extinc­tion – ce, au coeur même du texte qui nous est soumis.

Tour de force du roman-thriller, qui s’apparente à plus d’un titre à un long poème en prose : ce témoi­gnage déli­ques­cent à la beauté noire est remar­qua­ble­ment « servi » par Qui­dam édi­teur,  qui pro­duit là de la belle ouvrage et à qui nous tirons notre cha­peau (com­ment diantre l’éditeur a-t-il, d’un point de vue tech­nique, pro­cédé pour rendre sciem­ment ces carac­tères typo­gra­phiques a prima facie de moins en moins bien impri­més ??), grâce à une mise en page des plus esthé­tiques, miroir du déla­bre­ment gra­phique du texte et de la psy­cho­lo­gie du témoin, le fond ne pou­vant que rejoindre la forme qu’il dénonce.
D’où plé­thore d’assonances, de néo­lo­gismes, d’anaphores, de jeux de mots, de phrases tron­quées au sujet ou verbe absents et autres scan­sions typo­gra­phiques en écho à la para­noïa qui tra­verse ce jour­nal, Sté­phane Van­de­rhae­ghe pui­sant dans les cal­li­grammes d’Apollinaire comme dans le Coup de dés mal­lar­méen afin de mimer – il y excelle – une langue qui se meut encore par sou­bre­sauts puis (se) meurt - pal­pable sym­bole d’une « com­mu­ni­ca­tion » actuelle  à tout-va où, chaque jour, sous nos yeux s’absente le sens de ce qui est énoncé – et de la crrôôaayance qu’on y attache.
Alors, Charø­gnards, une idée (lit­té­raire) simple ?

fre­de­ric grolleau

Sté­phane Van­de­rhae­ghe, Charø­gnards, Qui­dam édi­teur, Col­lec­tion Made in Europe, 2015, 260 p. –20,00 €.

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Filed under Chapeau bas, Pôle noir / Thriller, Romans, Science-fiction/ Fantastique etc.

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