Sur et en contact avec les œuvres d’une « installation utopique » de la plasticienne roumaine Suzana Fântânari, Rodica Draghinescu explore comment les déchets de nos rues et poubelles comme ceux de nos corps dépouillés produisent la base d’une poésie nouvelle, riche d’une énergie aussi intempestive qu’imprévue. Tous ces restes fomentent un nouvel horizon et « forment des dépôts et archives sentimentales qui cachent une incroyable souplesse et sagesse. Elles explorent dans les temps immémoriaux l’arrière-goût du maître-rêveur ».
Selon la droite ligne d’une mystique roumaine dans laquelle le merveilleux habite et habille le quotidien, la poète propose un dédale de textes. Ils répondent au labyrinthe optique de la créatrice et deviennent eux-mêmes une sorte d’installations où sont rassemblées des reliques insolites comme celles que Suzanna Fântânari recueille. Surgit une médiation autant sur les profondeurs de l’être que sur les stigmates d’une société consumériste. Le « rien » des choses abandonnées ouvrent à de nouvelles possibilités de coïncidences et d’interactions presque surréalistes dans des accouplements qui créent par leur « choséïté » (Beckett) même d’autres choses.
Dès lors, et comme l’écrit la poète, « Le Rien ne fait plus peur aux choses. L’altérité d’une chose c’est son rien. Personne d’autre que le rien dans son rien. RIEN, sauf les petits riens ». Entre l’absence et la présence, ce qui est souvent « mal vu » (Michaux) devenu « bien dit » crée du sens. Manière aussi d’accorder à l’être ce fameux « troisième œil » de la mystique qui voit ce qui « languit d’amour ». Corps et corpus entre distance et rapprochement ouvrent à l’inconnu dans l’œuvre de la poète comme en celle de la plasticienne. Du trou noir du réel, de son miroir de cendres émane un nouvel éclat. Aveuglant dans un premier temps, il s’agit d’apprendre à la voir et de mettre des noms sur ce qui jusque là était « ombralisé » et que la poète éclaire en mettant des noms dessus.
De cette manière, l’être sort du temps mort et de sa solitude. Si bien que, contre le nihilisme, la poète roumaine espère que connaître et se connaître n’est pas une simple vue de l’esprit. Le rien de la chose peut permettre de sortir d’une imperméabilité abstraite, « idéale », absolue et absurde sans pour autant laisser croire que l’existence soit un paradis. Mais parier pour la chose contre l’immortalité peut guérir l’homme de désirer la seconde. Le tout dans une poétique où le bas et le haut peuvent sinon s’inverser du moins se rejoindre dans une aperception aussi sensorielle qu’intellectuelle.
D’où l’effet de « transe » qu’une telle œuvre propose en ce que la poète définit ainsi : « la genèse d’un objet est l’avoir même de la chose contenue. Versement de temps sur le compte de l’être ». Il en va donc bien de cette « choséïté » chère à Beckett. Elle dépasse la chose et son apparence. Il convient, à chacune d’elle, de lui donner un nom (pour la poète) et une image inédite (pour l’artiste).
jean-paul gavard-perret
Rodica Draghincescu, Rienne, Editions de l’Amandier, coll. Accents graves / Accents aiguës, Paris, Hors série, 2015.
J’adore l’écriture de Rodica. Merci pour ce nouveau livre de poésie, et merci pour cette note de lecture le concernant. Bref, j’ai acheté “Rienne” et vraiment, c’est un superbouquin! Merci L’Amandier!