Jean-Michel Aubevert intervient sur le réel en jouant des narrations du présent, du passé et leur inscription dans des lieux. Par ce biais, écrit-il, « J’imagine, sans penser à pécher contre les roses, porter un toast à la mère Renée, Rose avérée, de Rosa née, jadis étoile. Devenue mère fatale ». Il évoque — avec la distance nécessaire — celle par qui tout commença et tout finissait déjà. Comme si les rideaux étaient déjà tirés à tous les étages d‘une façade dont des rouleaux de papier Kraft du poème en prose déroulent une autre histoire pour retirer de la matrice première les agneaux sacrifiés. Peu importe si les Ulysse sont naufrages ou ne sont plus ici : il s’agit encore de se mettre à la hauteur de bien des fleurs en robe légère. Certes, il faut beaucoup de sueurs « pour habiller un nu ; pour mettre des mots sur la peau du corps ». Quant à celui du cœur, le poète feint de n’en souffler mot mais il demeure à la conquête d’un Graal : après s’être nommé mère il se nomme liberté.
Jean-Michel Aubevert, Soleils Vivaces, Editions Le Coudrier, Mont Saint Guibert, 2015, 164 p. — 18, 00 €.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin?
J’allais dire le pied marin. La Terre, ça tourne.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Rêver était peut-être la meilleure part. La vie heureuse, la vraie, la belle vie, nous aurions l’éternité pour nous y vautrer avec les anges, dans le coton des nues, à chanter comme des oiseaux sur la branche, en direct du Seigneur. Dans ce bas monde, il convenait de peiner, d’expier et de faire carrière. On avait eu faim durant la dernière guerre. Nous avions tout pour être heureux pourvu que nous soyons sérieux et je l’étais, paraît-il, « comme un pape ». Premier de classe, je me destinais aux études. Rêvait-on pour moi au séminaire ?
Ce n’était pas au nom du Bon Dieu que je pratiquais les nuées, ni même de la pluie et du beau temps. Cela résonne au poème de Prévert : la plume redevient oiseau.
Mon amour de la nature a tout traversé, vitrail buissonnier. J’en aimais les livres et sans doute, j’en eusse volontiers épousé l’étude. J’en sais les chemins, le nom des arbres, la robe des papillons et du ciel étoilé, l’aubaine des carpophores, le soin des jardins, et peut-être, le goût même de la liberté, la sève. A tant aimer la nature, on voudrait compter parmi ses créatures. Je m’évadais au Douanier Rousseau dans l’innocence d’un jardin premier.
A quoi avez-vous renoncé ?
Enfant, j’avais si bien intériorisé la contrainte que je me croyais libre.
J’aurais renoncé à mes parents. Incidemment, au père Noël, au petit Jésus, aux anges gardiens et aux bonnes paroles. Avec le recul, je me fie à la logique des faits plus qu’à la motivation des idéaux.
D’où venez-vous ?
Présentement, du ciel et de la terre.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’expérience m’a appris que pour trouver les bonnes réponses, il faut d’abord se poser les bonnes questions.
La question est : Que vous a-t-on mis sur le dos ? C’est ma réponse.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Le soleil qui s’étire.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Il y a beaucoup de sortes d’écrivains, d’écritures, beaucoup de sortes aussi de contextes qui permettent, à travers sa publication, au texte d’exister.
Cela supposerait que j’aie quelque chose d’unique, qui me distingue des autres, de tous les autres. A mon sens, nous sommes constitués d’emprunts, d’affinités, en sorte que nous n’avons en définitive pour identité que la combinaison singulière de nos influences et de nos adhésions.
Ce qui m’intéresse, c’est de me ressembler ; je ne cherche pas à me singulariser, cela m’obligerait à me définir par différenciation. Même parmi les plus particuliers, un Marquis de Sade n’est pas sans évoquer un Artaud, un Georges Bataille.
Quelle fut l’image première qui esthétiquement vous interpella ?
Sûrement quelque Vénus, un nu dans un parc sous la palme d’un feuillage.
J’aime beaucoup les impressionnistes. La peinture de la lumière mêlée à la nature, l’éden des jardins, le bonheur des étés, l’étendue des eaux où se découpe le ciel. Ou alors, un clair-obscur dans la forêt de Soignes, sous un soleil rayonnant à travers le vitrail libre des feuillages neufs.
Ou des chatons au printemps, grésillant de pollens, ou simplement, le bleu parfait, profond, d’un ciel dans les drapés de l’air chaud.
Une vue avec du sentiment, la nonchalance d’un saule dont les rameaux pleureurs caressaient les eaux.
Je ne me souviens pas d’une image première mais d’une gourmandise d’images.
Et votre première lecture ?
Je me souviens vaguement d’un livre, un roman, emprunté à la bibliothèque quand j’étais encore enfant. Il devait y être question de végétations exubérantes sur un fond de ruines prestigieuses.
Je me suis toujours senti attiré par le spectacle de ces cités dont avait repris possession la jungle, celles des Mayas, et celles des Khmers, comme si je me souvenais d’un jardin disparu, peuplé de civilisations dont la nature aurait eu raison, et c’est ce qui me les rendait attachantes.
A vingt ans, j’ai découvert le roman de Christiane Rochefort, “Archaos ou le jardin étincelant”, que j’ai trouvé libératoire et jubilatoire. Il est très onirique, empreint de subversion et d’érotisme.
En Poésie, Villon peut-être m’aura le premier impressionné. J’aimais le trébuchement sonore, mystérieux et ancien, de son parler. Tout le poème semblait serré dans les mots et sa supplique devait trouver en moi des résonances. On m’envoyait me faire pendre.
Pourquoi votre attirance pour l’innommable, l’impalpable?
On peut penser que l’innommé préside à l’innommable, ainsi que des psychanalystes ont pu imputer au refoulement sexuel, à une stase émotionnelle, le ressort de l’adhésion passionnelle au nazisme, son investissement affectif. On a d’ailleurs parlé de « viol des foules ».
J’observe que vous semblez présumer de l’attirance de l’interviewé. Je vous renvoie à Rilke, à l’artisanat de son enchantement du réel. Rilke n’est pas seulement un grand poète; c’est un grand homme. L’impalpable ? La privation sensorielle est une forme de torture.
Quelles musiques écoutez-vous ?
J’ai longtemps collectionné la chanson française, au temps des vinyles. J’aimais que la musique des mots se redouble pour ainsi dire du film de la mélodie. J’écoute moins de musique maintenant que de philosophie. Je me réjouis de l’écho du vivant, du chant brut des oiseaux, du grésillement du grillon où vibre la chaleur. Ce qui est donné me met au monde.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
J’en citerai deux, il y en a bien d’autres : “Un balcon en forêt” de Julien Gracq, chez José Corti; “La forêt des mythimages” de Robert Holdstock, chez Denoël.
La poésie, je la relis par fragments. Parmi les discrets, je citerai François de Cornière, un auteur du dé bleu, dont je prise la finesse et la sensibilité, les bonheurs.
Quel film vous fait pleurer ?
Je préfère rire que pleurer. Le film de Dany Boon, “Bienvenue chez les Ch’tis”, m’a fait rire et m’attendrir : une perle, une larme rare.
Pleurer, j’ai assez vu ma mère éplorée aux dépens de ses enfants. Nous étions en immersion, sa punition. Elle avait tu son cancer. Nous allions la faire mourir ; elle vécut.
Pleurer, c’est un très mauvais film ; ce n’est pas un plaisir mais un détestable souvenir.
Quand vous vous regardez dans un miroir, qui voyez-vous ?
Mes yeux dans l’eau du miroir.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A qui auriez-vous désiré écrire?
Le nom vaut trop à mes yeux par le renom, en particulier médiatique, en sorte que certains sont plus connus pour leur nom que par leurs oeuvres, ou même qu’on s’en revendique au mépris de l’oeuvre, ainsi que Nietzsche fut instrumenté par les nazis.
L’oeuvre n’est pas le personnage. Le personnage n’est pas la personne. Qu’on me croise ou me rencontre, on ne trouvera peut-être pas l’auteur. On se fait plume quand on écrit. C’est aussi un habit qu’on endosse, une position que l’on adopte, au pire, une posture.
Ce qui incarne l’auteur en tant que tel, je l’ai à ma disposition, ses écrits.
Je méprise la renommée pour l’artifice qu’elle représente, la gloriole et l’idole.
Je ne me rallierais pas à la chemise blanche d’un B.H.L. Je laisse aux notables de la notoriété la société de leur humanité.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ? Brocéliande mais rêvée.
Sa projection dans le réel est maintenant trop exploitée par la sylviculture et le tourisme, tant de lignes barrées, de chemins balisés et fléchés, pour qu’à travers Paimpont, on puisse encore s’égarer sur les chemins du rêve comme dans La forêt des mythimages, les figures mythiques trouvent à s’incarner.
Quels sont les artistes et les écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Je ne puis manquer de citer Marcel Moreau pour son incarnation du verbe et ses incandescences. Mais c’est, physiquement et moralement, un lutteur ; je n’en ai pas la stature héroïque. Un insurrectionnel et un lyrique, cela me convient.
Bien sûr, les Poètes, sauvages et doux ; bien sûr, les buissonnières et les ardentes.
J’apprécie Michel Onfray. Il rue beaucoup dans les brancards médiatiques. Tous deux sont issus de milieu modeste.
Je n’ai jamais vraiment accroché à Proust, parce que le milieu où il évolue et qu’il décrit pue le pognon à plein nez, et les délicatesses de la cuillère en argent déposée dans le berceau. Quand on est aussi protégé et privilégié, on peut s’offrir une sensibilité aristocratique. Son rapport au temps, il n’en compte pas l’argent.
Mais j’ai lu ce que l’un et l’autre, Moreau et Onfray, écrivent sur leur père, combien son affection et son exemple ont contribué à étayer leur personne, combien ils ont pu s’appuyer sur son répondant et se prévaloir de sa mémoire. Cela m’est étranger. Je ne sais ce que c’est d’être le fils d’un père, de pouvoir s’adosser aux antécédents de son ascendant.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
L’île de Pâques, pour traverser l’horizon de l’instant avec les yeux des moaïs.
Que défendez-vous ?
Le parfum des roses, l’exception du réel ; ce qu’éteint la chimie : l’alchimie d’une âme.
Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour, c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ?
Comme Lacan professe que la haine, c’est très proche de l’amour, quasi consubstantiel, et qu’effectivement, l’amour, ou certaines formes de l’amour, peut se retourner brutalement comme un gant dans la haine, je propose d’en retourner la formule : La haine, c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas.
L’amour, c’est faire connaissance.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question? »
Très drôle. Sûrement une bonne façon d’être bien né : la question est ouverte.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Celle que vous ne vous êtes pas posée.
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 10 Août 2015.
Sérieux comme un pape, heureux comme un arbre, libre comme la pensée, présent comme la rose ouverte, vivant comme la parole, vigilant comme la dame blanche.
Défendre — Le parfum des roses, l’exception du réel ; ce qu’éteint la chimie: l’alchimie d’une âme …
J’adhère !
même tes entretiens sont poétiques.