D’abord, un tout petit commencement de monde, un minuscule bout de terre campé sur les hauteurs du lac Leman : nous sommes à Lausanne à la fin du XIXe siècle
Il y a peu vous rencontriez Thibaut Kaeser. Avec Cédric Béal, c’est à nouveau un peu de fraîcheur helvète qui vient soulever nos pages… venue tout droit de Lausanne, cette fois. Fou de littératures — cela vire au pléonasme pour quiconque vient à poser sa plume chez nous… - Cédric fut aussi ingénieur. Aujourd’hui l’art l’occupe tout entier : il investit son énergie, lorsqu’il ne crée pas lui-même, dans le développement d’une association nommée Collectif Paris — Lausanne : un collectif d’artistes qui… pour en savoir plus, allez donc visiter leur site, cela vaudra mieux qu’une longue et maladroite paraphrase.
Pour ses premiers pas au sein de notre rédaction, Cédric a voulu évoquer le roman-bilan que Claude-Ferdinand Ramuz écrivit peu de temps avant sa mort, Découverte du monde… Un livre et un auteur dont l’importance “fait sens” — Un signe ? En tout cas nous l’espérons faste et souhaitons de tout cœur que ce choix soit fondateur d’une longue et étroite collaboration.
La rédaction
Charles-Ferdinand Ramuz
D’abord, un tout petit commencement de monde, un minuscule bout de terre campé sur les hauteurs du lac Leman. Nous sommes à Lausanne, capitale du canton de Vaud, dans une Helvétie rurale de la fin du XIXe siècle. Plus précisément sur une place de marché, sur un grand quadrilatère en terre battue grouillant d’une foule animée — celle des paysans vendant leurs marchandises et dont les grands rires virils, les grosses figures halées barrées d’une forte moustache constituent les premiers souvenirs de l’auteur, alors jeune enfant de deux ou trois ans. Ici, les maraîchers dressent leurs étals, là-bas les chevaux piaffent, et un peu plus loin, les chars croulants sous les produits du terroir embouteillent les ruelles pavées menant à cette effervescence :
Tous les véhicules chez nous s’appelaient des chars : c’est noble, c’est romain. Les paysans du Gros de Vaud venaient à Lausanne sur des chars et non des charrettes. Les charrettes sont à deux roues : les chars en ont quatre.
Découverte du monde est le roman rétrospectif de Claude-Ferdinand Ramuz. Écrit juste avant la Deuxième Guerre mondiale, soit huit ans avant sa mort, ce texte constitue un commentaire des précédents romans ou essais de l’auteur — célébré aujourd’hui comme le plus grand écrivain suisse francophone du XXe siècle — celui par le biais duquel il s’expliquera publiquement :
On a besoin de se comprendre, on a besoin ensuite de se faire comprendre… On voit que c’est impossible. Alors on se corrige une première fois, on se corrige de nouveau ; on voit qu’on a été incomplet, on cherche à être complet, on se répète, on recommence…
Dans une lettre adressée à un proche, il écrira même :
Je sais bien que tout ça n’aura de sens que s’il y a un sommet et y en aura-t-il jamais un ?
Ce sommet est vraisemblablement Découverte du monde, un livre qui annonce l’ère du bilan et des souvenirs ; il y relate son enfance, sa jeunesse choyée, ses premières déchirures lorsque, vers onze ou douze ans, il eut conscience d’un dédoublement de sa personnalité :
D’abord l’élève un tel, qui devenait d’ailleurs un toujours plus mauvais élève (…) ; ensuite, et à côté, quelqu’un de très secret, qui prenait le plus grand soin de ne rien livrer de lui-même…
Mais ce roman est surtout un poème. Car chez lui, le souvenir provoque l’état poétique ; chez lui, la puissance artistique vient de la mémoire nourrie par l’imagination. D’où, par moments, les hésitations de l’homme mûr, des monologues brûlants d’un désir d’honnêteté :
Ces choses sont difficiles à expliquer ; il est déjà difficile de se les expliquer à soi-même. C’est notre lointain passé qui est en cause et c’est avec notre présent que nous sommes bien forcés de le juger. Il y a un enfant tout là-bas ; c’est l’homme qu’il est devenu qui prétend à le faire revivre…
Alors comme l’auteur qui pour un temps, en proie au doute, suspend sa narration, le lecteur lui-même interrompt sa lecture, il réfléchit, il devient ce doute. Il reprend ensuite le fil du récit, il s’attarde sur une tournure de phrase ou se laisse imprégner par la beauté des images. Ramuz est en effet très influencé par la peinture. Il se sent des affinités avec cet art qui semble opérer sur la toile ce qu’il veut réaliser avec les mots. Il écrit :
Mes idées me viennent des yeux, — si j’ai des maîtres, ce sont les peintres.
Cézanne, en particulier, le séduit par sa facture, par sa recherche picturale et esthétique, par sa capacité à conjuguer audacieusement la rigueur de la construction avec l’intuition. Son réalisme est, selon son expression, “creusé en dedans”. Car si Ramuz observe le monde qui l’entoure d’une façon soutenue, profonde, personnelle, sa vision est soumise au subjectif. Aussi sa plume traduit-elle l’objet plus qu’elle ne le décrit. Son style vise, non pas à le reconstituer dans un souci d’exactitude, mais à le renouveler entièrement dans la personne du lecteur :
Je me rapprochais d’un village ; par un trou dans les branches, je voyais le faucheur faucher, je voyais le semeur semer, je voyais l’homme à sa charrue.
Son style on le voit prend racine sur le réel, mais n’y est jamais assujetti. Ce à quoi aspire Ramuz est la volonté de transmettre la sensation à l’état brut, de fuir la langue littéraire académique en privilégiant au contraire la participation.
Le travail à la forge du tuilier, l’ouvrage du vigneron, les tournées du taupier, celui qui rentré chez lui, coupait la queue à ses bestioles, et, chaque samedi après-midi, allait les porter chez le boursier de la commune.… Découverte Du Monde nous plonge dans une langue réduite aux gestes simples de la vie, à ceux des paysans occupés à des tâches humbles mais qui impressionnent Ramuz alors écolier. L’homme de la campagne représente en effet pour l’écrivain, le dernier homme libre, celui qui, aux prises avec l’élémentaire, est relié à l’universel. C’est là, peut-être plus qu’ailleurs, que l’écriture de Ramuz nous apparaît terriblement efficace, étonnamment inspirée, profondément actuelle dans ses questionnements :
Il me semble, à distance, qu’il y avait alors un grand contentement dans les cœurs. Il fait toujours soleil, ces jours de marché, dans mon souvenir (…) Aujourd’hui nos désirs sont désormais trop vite satisfaits ; alors ils se multiplient. Et ils ont beau se multiplier : leur multiplication même fait que leur satisfaction compte moins (…) On est comblé sans l’être : comblé du dehors et non au-dedans.
Le vignoble, les champs et le travail de la terre, Ramuz utilise ces lieux de productivité difficile pour enraciner ses personnages dans la profondeur de l’être, pour entretenir un rapport avec l’intemporel, l’immuabilité de la vie, et replacer l’homme dans l’univers.
Au départ, dans Découverte Du Monde, sa question fut :
Qu’aurait fait Eschyle, s’il était né en 1878, quelque part dans mon pays ? Aurait-il écrit les Perses ?
Et sa réponse :
Je mettrais en scène des paysans, parce que c’est en eux que je trouve la nature à l’état le plus pur.
cedric beal
Charles-Ferdinand Ramuz, Découverte du monde, Guilde du Livre (Lausanne), 1967, 234 p. (avec des illustrations hors texte) — prix nc. |
Merci pour ce beau commentaire
cher Monsieur Beal
Je viens de terminer la lecture de ce livre dans son édition de la Guilde du livre.
Coppet 4 h. du matin.
Un livre qui parle tant à ceux qui grandissent en marge…
encore à 83 ans