Contre l’aspect livide du quotidien ou d’épisodes plus graves — en particulier dans Nouaisons ( agonie de la mère sublimée par l’écriture) -, la poésie de Silvia Härri révulse les colères ou les transcende sans tomber dans une vision exsangue ou déréalisante. Cette poésie est rare car apparemment simple, parfois drôle et poignante. Dans cette poésie de rue, de bus et de couloir, se révèle tout le mouvement de la vie. Et à qui serait en mal avec la poésie, il est recommandé de lire Extravangances et Nouaisons. En deux registres différents ils prouvent ce que les mots peuvent faire entre les êtres, mère et enfant, « marron et feuille, bogue et bourgeon », racine de l’existence.
Silvia Härri ,
- Extravagances, Editions Empreintes, Chavannes-près-Renans, 2015,
- Nouaison », Bernard Campiche éditeur, Orbe, 2015.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’odeur d’un café qui glougloute dans une vieille cafetière italienne, l’arrivée intempestive de mon fils qui me saute sur le ventre en me demandant si c’est l’heure de se lever, l’envie de me plonger dans un livre ou de griffonner un mot ou une idée dans le petit carnet qui ne me quitte jamais.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ? Quand j’étais enfant, je rêvais d’être fermière pour être entourée d’animaux, puis j’ai voulu être policière pour arrêter les bandits, infirmière pour soigner, chanteuse ou comédienne avant de me rendre compte que les planches n’étaient pas ma vocation. Paradoxalement, le seul métier auquel je n’ai jamais songé, celui d’enseignante, est précisément celui dans lequel je suis « tombée » de manière tout à fait hasardeuse et plutôt heureuse. En revanche, ce qui demeure de mon enfance et traverse les années est ce dialogue avec les mots écrits, l’impulsion de fixer sur le papier ou le clavier la trace d’une idée, d’une émotion, un début d’histoire, un vers de poème, une anecdote, une expression savoureuse … Il s’agit ici non pas d’un rêve, mais d’une réalité, presque d’une forme de nécessité.
A quoi avez-vous renoncé ? A l’illusion de pouvoir tout régenter par la seule force de la raison et de la volonté, au « si on veut, on peut » que l’on entend si souvent et qui nous berce de certitudes erronées.
D’où venez-vous ? Ma mère est italienne, mon père suisse-allemand. Nous avons toujours vécu à Genève en nous parlant français. La langue de ma mère avait des « r » chantants, celle de mon père avait la cadence parfois rocailleuse du suisse-allemand. Enfant, je ne m’en rendais pas compte, c’était tout simplement la langue de la maison. Ce n’est qu’adulte que j’en suis devenue consciente, une fois installée ailleurs, quand un jour j’ai appelé chez mes parents et que la voix de ma mère enregistrée sur le répondeur s’est fait entendre : elle avait l’accent italien ! Je n’en revenais pas.
Qu’avez-vous reçu en dot ? Une bonne dose de sens de l’humour et celui des responsabilités, quelques grammes d’inquiétude et le goût de la lecture.
Qu’avez-vous dû plaquer pour votre travail ? Si par travail on entend mon métier d’enseignante, j’avoue que j’ai dû plaquer une thèse de doctorat sur la poésie de Giorgio Caproni parce que je ne pouvais mener l’enseignement et la recherche de front. J’ai également dû renoncer à mon poste d’assistante à l’université, car mon existence se résumait à une course effrénée entre le lycée et la faculté, sans compter les innombrables heures passées à chauffer des chaises dans les séminaires de pédagogie que nous fréquentions pour apprendre à devenir de bons professeurs. Si par travail on entend l’écriture, alors là je ne plaque rien, c’est tout le contraire. Je ne veux pas renoncer à ce qui me nourrit. Tout au plus suis-je contrainte à des « arrangements » avec la réalité pour me ménager quelques heures dans la semaine pendant lesquelles je puisse me consacrer à cette tâche.
Un petit plaisir-quotidien ou non ? Un carré de chocolat (en bonne suissesse !), marcher pieds nus sur un parquet de bois, chanter.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ? Ce n’est pas à moi de le dire… C’est à mes textes de le révéler.
Quelle fut l’image première qui esthétiquement vous interpela ? Il y avait, je ne sais pourquoi, dans un de nos albums de famille, la carte postale d’une Pietà de Michel-Ange, celle qui est conservée à Florence, me semble-t-il. Je devais avoir six ou sept ans, j’ai été fascinée par la figure de pierre de Nicodème, ce vieillard dont la tête est recouverte d’une capuche, qui tient le corps du Christ dans ses bras. Je n’ai pas de souvenir exact, mais cette représentation de la souffrance et de la mort me mettait mal à l’aise et j’en avais sans doute peur. Je trouvais cela étrange et mystérieux. Plus tard, vers quinze ou seize ans, j’ai visité une exposition consacrée à Edward Hopper au Musée Rath de Genève. Je n’ai jamais aussi bien perçu que dans les tableaux de cet artiste notre solitude existentielle et l’incommunicabilité entre les êtres.
Et votre première lecture ? Je crois que c’était Oui Oui et son ami Potiron, dans la bibliothèque rose… Mais j’avoue que je ne suis pas tout à fait sûre du titre.
Pourquoi votre attirance vers la poésie ? Parce que de toutes les formes littéraires, elle est pour moi la plus juste et également la plus pudique pour saisir le monde. J’aime sa densité, j’aime ce qu’elle peut esquisser sans jamais tout à fait révéler, j’aime aussi l’espace qu’elle laisse à celui ou celle qui la lit.
Quelles musiques écoutez-vous ? Cela varie beaucoup en fonction du moment et de l’activité. Cela va de Barbara, Brassens et Brel à Agnès Obel, Léonard Cohen ou Eric Clapton, en passant par Rokia Traoré et Angélique Ionatos, sans oublier Rachmaninov, les suites pour violoncelle de Bach ou le Stabat Mater de Pergolesi.
Quel est le livre que vous aimez relire ? L’étranger de Camus, Poteaux d’angle d’Henri Michaud et le Grand Cahier d’Agota Kristof.
Quel film vous fait pleurer ? Amour de Michael Haneke.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ? Certains matins, j’y vois la fée Carabosse, d’autres une princesse, d’autres encore une femme aux yeux fatigués qui s’approche de la quarantaine. Mais quelle que soit celle que j’y vois, je peux encore la regarder en face, sans avoir honte de ce qu’elle est devenue. C’est déjà pas mal…
Quelle ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ? Lisbonne, parce que je n’y suis encore jamais allée et que j’en rêve depuis longtemps. Je la connais uniquement par la littérature, notamment par les romans d’Antonio Tabucchi et cela contribue bien sûr à renforcer le mythe. Cette ville évoque dans mon imaginaire un mélange de faste et de décadence, de poésie et de trivialité, elle est aussi imprégnée d’une nostalgie qui m’attire.
Quels sont les artistes dont vous vous sentez le plus proche ? Qu’on ne me demande pas d’expliquer pourquoi car je l’ignore, mais je dirais Giacometti pour les arts plastiques, Vislava Szymborska pour la poésie et Annie Saumont pour la prose.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ? Un kit anti-mélancolie ou bien, plus simple, un bon pour un stage de méditation.
Que vous inspire la phrase de Lacan : « L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ? Je demande un joker ! Je fréquente peu ce monsieur.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ? » J’en pense qu’elle en dit long sur la façon dont, trop souvent, nous sommes incapables de nous écouter vraiment.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ? Quels sont mes rêves d’adulte ?
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 18 mai 2015.
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