Anne Champion, Lucienne

Le rêve d’une parole qui s’enfuit

Jeanne Diel­man, de Chan­tal Acker­man, trouve ici un paran­gon en pas­sant d’un registre et d’un uni­vers à l’autre. A l’image suc­cèdent poème, récit, théâtre. Et pas des moindres. Leurs langues sont d’ailleurs sou­hai­tées en exergue par des mots de Pierre Michon (auquel est dédié ce livre) : « La Belle Langue ne donne pas la gran­deur mais la nos­tal­gie et le désir de la gran­deur. »
Ici, l’héroïne est une femme qui part. « Ce qu’elle va quit­ter c’est sa toute-puissance exal­tée. Les lieux de liberté qui lui ont ensei­gné le désir, le bon­heur d’exister ». Bref, ce n’est pas seule­ment quit­ter une bour­gade, ses étangs, les landes, les che­mins creux, la Bre­tagne et sa langue, mais trou­ver Paris.

Et tout compte fait, la nar­ra­trice de Lucienne devient une sœur. La pre­mière expli­ca­tion que nous trou­vons dans le livre s’établit dans le dérou­le­ment du texte (par­fois au jour, au mois, à l´année, pas seule­ment un ou deux)). La nar­ra­trice part vers l´idée de gigan­tisme mais en requé­rant davan­tage d’attention pour sou­li­gner les force contraires pour main­te­nir l´équilibre d’une vie là où des mys­tères sont inventés.

C’est d’ailleurs pour cela que l’auteure écrit. l’ennui pour vivre ses rêves de lumière et de gran­deur dans la splen­deur de « la belle langue ». Et che­min fai­sant, faire l’apprentissage d’un lourd secret. Dans ce récit sans pathos, les per­son­nages de Lucienne ne sont pas des vic­times mais des figures mémo­rables. Des figures de fierté. A sa manière, c’est pour ça que l’auteure écrit. C’est un plai­sir sans cor­vée technique.

Rien ou tout n’est pas grand chose. Le sens de l’humour pas plus. Mais pour se conso­ler, la nar­ra­trice ne peut trou­ver rien à dire, sur­tout face à ceux qui prennent sou­vent l’air très dur. Mais qu’ils défi­nissent l’amour ou le sexe pour voir, cela est une chance plus qu’une pos­si­bi­lité. De toute façon, le corps de l’héroïne est immo­bile : il absorbe ou ren­voie la lumière, on appelle ça une image. La nar­ra­trice ne peut pas tout dire car ses dia­logues lui coupent d’une cer­taine manière sa voix. Mais existe là une quan­tité de sel supé­rieure à ce qu’on serait tenté de lire, d’autant que, para­doxa­le­ment, nous allons aller jusqu’à la sur­prise, contre son habi­tude, au point où on se dit que c’est trop.

Il se peut que des éclats sautent tout autour, par­fois même par terre. Plus ça cuit, plus ce sera sec. Bref, se des­sine une parole pour enceindre et cir­cons­crire. Fait-elle exis­ter les choses? Ce n’est pas sûr mais elle peut les ava­ler dans son sys­tème d’évaluation approxi­ma­tif. Par­fois, il est inutile de pré­ci­ser. Sauf ou à l’inverse l’amour : c’est un mot aussi ou le rêve d’une parole qui s’enfuit. Lui aussi est une vicis­si­tude loin­taine : d’un corps der­rière une vitre, d’une main der­rière la queue d’une poêle à frire ronde et poétique.

jean-paul gavard-perret

Anne Cham­pion, Lucienne, Edi­tions sans escale, 2024, 80 p. — 15,00€.

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Filed under Chapeau bas, Nouvelles, Poésie, Théâtre

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