La Bretagne = la poésie = Emmanuelle Le Cam = Olivier Barbarant

La Bre­tagne est cette terre en gué­rilla contre la notion d’enclume et en peine de sou­te­nir l’idée de légè­reté. C’est une gri­se­rie dingue et douce, comme toutes les contrées dont les légendes forment un cul-de-sac splen­dide, dont aucun poète ne sou­haite s’excaver. On l’aura com­pris : la Bre­tagne n’a pas de lien étroit avec la poé­sie, non parce qu’elle serait belle, téné­breuse ou mythique, et l’autre non. Tout cela est bon pour les chan­son­niers. Il n’y a pas de rela­tion entre la Bre­tagne et la poé­sie parce que ni l’une ni l’autre n’acceptent la tran­si­ti­vité. Elle la sub­stan­ti­fie autant que la poé­sie la confi­gure.

Voilà pour­quoi j’aime la Bre­tagne et la poé­sie, bien que, je le répète, cette forme tran­si­tive soit aber­rante, car il n’y a en réa­lité aucune mise en rela­tion pos­sible entre ces mots qui dis­tinguent cette affir­ma­tion. Il fau­drait écrire : poé­sie, Bre­tagne, moi. Ces syl­labes seraient une trans­sub­stan­tia­tion totale et infi­nie (pro­bemo ou sie­gneoim, par exemple) ; mais conchier du haïku est une façon de conchy­li­cul­ture d’où la mer s’absente. Je pré­fère l’image tri­ni­taire : trois en un.
Alors, pour­quoi aime-t-on la poé­sie et la Bre­tagne, s’il faut uti­li­ser une langue que vous puis­siez com­prendre ? Parce que la poé­sie et la Bre­tagne sont un effet continu de la tra­hi­son sans qu’il y ait pour autant une remise en selle du prin­cipe de cau­sa­lité. Dans le fait de ne pas tra­hir ses idées, d’être per­ma­nent dans son être, bref « d’avoir bonne répu­ta­tion » et d’être égal, il y a cet ins­tinct de trou­peau qui veut qu’un homme a, avant tout, « une nature d’instrument ». C’est dans le frag­ment 296 du qua­trième livre du
Gai savoir que cette lumi­no­sité balaye la cave des théo­ri­ciens des sys­tèmes logiques.

Le dis­cré­dit du chan­ge­ment est anti­poé­tique et anti­bre­ton. Le trou­peau juge désho­no­rant de n’être pas le même toute sa vie, d’être mul­ti­co­lore. Pour­tant, les vies réus­sies ne sont que des éla­bo­ra­tions poé­tiques, un jeu de cache-cache dans les méandres d’un tun­nel effon­dré ; le poète regarde la vie comme on joue à la mar­chande. Les guerres, l’égalité, la pas­sion his­to­rique sont des étin­celles pour défi­cients men­taux, des psit­ta­cismes à par­tir des­quels les cases d’aisance, les ves­pa­siennes et les cha­lets de sou­la­ge­ment consti­tuent la per­ma­nence au détri­ment de l’éternel retour de l’identique qui, comme cha­cun sait, n’est qu’une hypo­thèse du grand oui, c’est-à-dire l’acceptation du fait que, si la vie devait éter­nel­le­ment reve­nir sous les mêmes for­mules, il fau­drait l’accepter en tant que telle.

Utile­ment, il n’en est rien. Je n’avais, en réa­lité, pas com­pris les rai­sons pour les­quelles j’aimais la science-fiction. Sim­ple­ment parce que c’est de la poé­sie. La poé­sie est l’avenir de la langue. Les mots ne sont déjà plus les mots. Les phrases ont perdu le goût de ces anti­qui­tés grecques et romaines. Lire Sang Angle­terre Gelée d’Emmanuelle Le Cam est ce saut dans le temps par lequel on se demande : « De quelles limites / sommes-nous rois / qui de nous / orga­nisent un désir / exact ? ». Il y a, indu­bi­ta­ble­ment, en Bre­tagne, qui est l’avenir de ce qui revient au même, sans être l’absence de tra­hi­son, « une vacuité sèche ».
Le Cam déblaye pour nous les gra­vois de mai­sons non encore effon­drées bien que « salin, l’ai mord / au tra­vers du drap », car la mer est autant notre passé sous l’angle de l’espèce que l’avenir sous la cara­pace « mutante » de la poé­sie. C’est pour­quoi la Bre­tagne est un affû­teur de len­de­main, une mue future que nous fai­sons sem­blant d’habiter déjà.

Si la poé­sie est tra­hi­son et anti­ci­pa­tion des tra­hi­sons, elle est aussi raz­zia contre les « der­niers hommes », ceux qui ont désor­mais peur de se faire mal en tom­bant de vélo. « Il me reste le décalque porté / blond, d’une errance aux / cent sou­plesses. Il me reste, / viking, votre œil. (Au-dessus de moi.) / Cruel tou­jours de / beauté sans / par­tage ». La poé­sie demeure le Viking contre le cycliste cas­qué. Il sera de plus en plus son adver­saire violent afin de se dorer aux « (Friches de soleil / dans uni­vers clos) ».
Comme tout pro­ces­sus ignoré, la poé­sie revient à « Divi­ser un par­don / muet, / le dis­tri­buer / aux quatre coins / du vide », puisque l’avenir est l’intellection du vide bien­fai­sant, la fin des anec­dotes et des sima­grées his­to­riques. Sans la poé­sie, la vie est un gad­get pour tue­ries. Avec elle, Lan­nion devient le centre irré­fra­gable de l’amour quand la « Nuit… grimpe / le long / de mon cou / me glisse / à l’oreille / des mots / que je / ne connais / pas ».

Dans ce drak­kar, je ren­contre de nou­veau Oli­vier Bar­ba­rant, qui « du fonds de la nuit appelle / un géant du brouillard / la belle buée de fer abat­tue dans (ses) draps ». Bar­ba­rant est aussi un « gris viking » dont Les par­ti­tas pour vio­lon seul accorde Bach avec une Bre­tagne effa­cée, gri­sée puisque « gri­ser c’est faire dis­pa­raître ». Comme Le Cam et Alain Le Beuze, Bar­ba­rant absorbe les forêts mys­tiques « ou bien les océans / Enflant de tous leurs bleus / Noie­ront les rives et leurs falaises / Sous un ciel qui s’ébrèche / Le royaume est la ruine / Tous les che­mins mènent au néant ». L’être s’immisce dans ce « trou­peau docile / Dans la bana­lité de la nuit ».
La créa­tion poé­tique, avec ce qu’elle implique d’enroulement tau­to­lo­gique sur soi, rési­lie au fur et à mesure qu’elle fonde sa propre dis­pa­ri­tion tout super­la­tif rela­tif à ce qui « existe ». Les poètes sont plus que les autres les « piteux archanges de la fin » et les « pre­miers à vivre / Dans l’imminence du rien » ; non qu’ils aient une rela­tion sin­gu­lière à la ques­tion de l’être, comme un bou­cher avec ses éclanches, mais ils sont seuls capables d’écrire
sur ce qui n’existera plus ou n’existe déjà plus.

La pres­cience de la fata­lité, de l’amor fati, est une tare et cette tare sou­pèse le créa­teur qui, sans elle, ne serait qu’un être humain avec ses sou­cis de remorque pour se rendre à la déchet­te­rie et d’heures sup­plé­men­taires. Ces dif­fé­rences entre un humain et un poète servent « de brouillon à l’abîme ». Un créa­teur ne fait qu’entendre « la cloche d’incendie » tan­dis que l’humanité endosse le cos­tume du sapeur-pompier pour faire sem­blant de faire quelque chose.
Les poètes n’ont plus envie de jouer à la dînette ; « il arrive dans l’avant-néant / qu’on pro­mène nos appa­rences ». L’apocalypse tinte tel un bra­ce­let aérien au poi­gnet. Elle n’a rien d’apocalyptique au fond. C’est comme un pas de côté ou un talus sur lequel on grimpe pour contre­car­rer l’idée qu’il n’y aurait pas de som­met. C’est « une île dans le bruit », une façon de silence inté­gra­le­ment neuf, vierge de la dia­lec­tique même entre les mots, la fureur et le mutisme.

Barba­rant navigue entre ces îlots qui scalpent la mort, lais­sant le cuir che­velu dans une fon­drière et le visage ensan­glanté sur un ice­berg à la dérive. Dans la poé­sie, l’apocalypse est une mort tran­chée en deux parts égales : d’un côté, la belle syl­labe qui s’évapore, de l’autre, le silence qui innove dans un muet brui­tage. Sa poé­sie est une manière de « laver l’ombre » puisque « la vraie vie parie sur le givre ». Ce qui se fait fond. Et même si Bar­ba­rant n’évoque ni Bach ni la Bre­tagne, peu importe… Après tout, la gare Mont­par­nasse, n’est-elle pas un bas­tion de gra­nit rose où Plou­gres­cant luit comme un fau­bourg pari­sien ?
Un des nom­breux talents de Bar­ba­rant est de ne pas par­ler de ce dont il parle « comme si la vie par­tout mena­cée / trou­vait refuge dans la chair ». En défi­ni­tive, tout est menuet quand les poètes s’élancent.

Le temps est venu où les cœurs s’éprennent. Lire Le Cam et Bar­ba­rant atten­drit bien des hivers puisque les poètes les déca­de­nassent, per­met­tant au judas du prin­temps de cli­gner, l’œil gai der­rière la porte blin­dée, là où l’armurerie a versé dans le fossé.

valéry molet

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