Un cœur en hiver de Claude Sautet pour mille étés

Il y a des créa­teurs avec les­quels on est en famille sans même avoir besoin d’un feu de che­mi­née, d’un verre ou d’un échange. Leurs œuvres sont fami­lières, congé­ni­tales, comme des enfants bat­tus. Même les plus noires d’entre elles sont une source de joie. La tris­tesse devient délec­table. La péro­rai­son uni­ver­selle s’éteint et la mélan­co­lie ne manœuvre plus. Plus rien ne manœuvre en fait. On ne déjoue plus. Le jeu même s’est éva­noui. La fuite en avant et la contem­pla­tion des arrière-trains d’une avant-garde quel­conque ont été sup­pri­mées.

Une œuvre d’art ne vous esseule pas — car si vous la res­sen­tez phy­si­que­ment, c’est que vous êtes déjà seul — mais elle vous déso­li­da­rise des Cane­bière quo­ti­diennes, là où on se regarde dans le miroir inversé de soi, là où on ne com­prend pas que les idées per­son­nelles sont des héré­sies. Une créa­tion vous débarque de vous-même et vous rend à l’universel mitoyen de l’universel. Vous n’êtes plus ni dans l’impure esthé­tique ni dans le caphar­naüm muséal.
L’art n’a plus rien d’un pousse-café qui pous­se­rait au crime de n’être qu’un des élé­ments d’un cad­die gorgé de lui-même. L’individu cède le pas à la per­sonne, en annu­lant le « der­nier homme », celui du chauf­fage cen­tral, de la pan­toufle reni­flée par le chien et des heures sup­plé­men­taires pour ache­ter le casque de vélo der­nier cri
pour ne pas souf­frir en tom­bant. Votre museau a dis­paru. Vous avez incor­poré la beauté même des choses.

Au sens nietz­schéen, vous deve­nez la beauté des choses elles-mêmes et l’idée de l’éternel retour vous est une évi­dence, de celle qui consiste à ima­gi­ner que vous seriez capable d’accepter de revivre ce que vous avez vécu mille et mille fois avec les peines et les bon­heurs ; comme de regar­der, de lire ou d’écouter cent fois une œuvre de Otte, Sta­siuk, Mou­re­let, Jün­ger, Drieu, Cey­lan et Berg­man, entre autres. Et Sau­tet et son for­mi­dable Un cœur en hiver. Une œuvre d’art ne tranche pas, sauf s’il s’agit du temps. C’est le contraire d’une feuille blanche ou d’une feuille de bou­cher. Elle vous incarne incroya­ble­ment. Elle est un sur­plus d’incarnation.

Sautet m’ajoute à moi-même, pas dans le sens d’un nom­bri­lisme accru, d’une purée de bon sang de purée, d’une ono­ma­to­pée de l’être ou d’une devise. Il musarde dans l’humanisation sup­plé­men­taire. Alors pour­quoi cette pas­sion pour ce film froid, splen­dide, cli­nique et faus­se­ment fau­tif ? Pas seule­ment parce que j’ai été ce congé­la­teur car­diaque pour qui Iakoutsk est une ville trop tem­pé­rée. Pas uni­que­ment parce que vous avez été une ota­rie mor­due par un bélouga, mais sur­tout parce que ce film vous rap­pelle à quel point, dans cet état de noir­ceur qui s’abstient de s’épeler elle-même, la beauté devient puni­tive.
Il est si facile d’errer dans les pages de
L’anatomie de la mélan­co­lie sans même y prê­ter atten­tion. L’ennui et le vide, que vous ne per­ce­vez pas, sont des alliés qui sup­portent même de n’être pas encom­brants, puisque leur inexis­tence théo­rique vous est un embal­lage grâce auquel vous sen­tez votre indif­fé­rence comme une puis­sance et les sonates de Ravel comme des imbroglios.

En 1914, un sol­dat reçut un shrap­nell, qui atro­phia son sys­tème optique : il voyait désor­mais tout à l’envers. La soi-disant réa­lité est tou­jours tête-bêche. Il n’est pas néces­saire de déclen­cher une guerre mon­diale pour le savoir. Il suf­fit de voir une famille ou des amis se réunir le matin pour petit-déjeuner ou des gens ramas­ser les feuilles mortes dans un sous-bois pour ne pas salir leurs chaus­sures.
Le cinéma de Sau­tet
salit cette pro­preté et remet les images sous le bon angle si bien que, comme dans Sara­bande, vous décou­vrez des pans entiers de votre angu­leuse huma­nité. La bana­lité de l’histoire y est pour beau­coup : un luthier soli­taire, excellent pro­fes­sion­nel, séduit la jeune femme de son patron, une vio­lon­cel­liste. Elle tombe amou­reuse de lui. Il est indif­fé­rent et la rem­barre, pro­vo­cant une série de rup­tures.

Tout y est : l’amour, l’euthanasie, l’inimitié, la sym­pa­thie, les sonates. L’excellent Jean-Luc Bideau est un Mar­tial contem­po­rain, l’ancien pro­fes­seur du conser­va­toire couche avec sa bonne, Auteuil semble plus énig­ma­tique que jamais. L’art, c’est quand il n’y a plus de jeu d’acteurs. Pour reprendre la clas­si­fi­ca­tion de saint Bona­ven­ture, il faut dis­tin­guer les écri­vains, des écri­vants, des scribes et des scripts. Sau­tet est cet écri­vain (ce créa­teur) qui rend inutile toute course-poursuite ou scène d’amour.
L’art n’a pas besoin d’un levier de vitesse ou d’un tou­cher rec­tal. Un bis­trot ordi­naire suf­fit pour une tra­gé­die. Un homme, tra­vaillant les pièces de bois d’un vio­lon, implique l’absence de pathos en même temps qu’une pro­fon­deur de champ invrai­sem­blable. La créa­tion fait d’une romance une rami­fi­ca­tion d’Eschyle, de Mark Bernes (Une nuit sombre nous sépare, ma bien aimée / Une steppe noire pleine de dan­ger / S’est immis­cée entre nous / J’ai foi en toi, ma chère, ma belle / Dans l’obscurité de la nuit) le
sas d’entrée d’Hamlet.

Rare­ment, le cinéma a tou­ché aussi juste la faus­seté de presque tout. Un cœur en hiver a ce tou­pet d’être regar­dable infi­ni­ment, puisqu’on y découvre que la grotte que nous avons au fond de l’âme brouille l’abîme céré­bral.
Vous connais­sez désor­mais la dif­fé­rence entre la pro­vo­ca­tion et la soli­tude, car l’esseulement a pro­vo­qué le repli sur l’autre part de vous-même, qui implique que l’ontologie soit une esthé­tique sans rabais.

valery molet

1 Comment

Filed under DVD / Cinéma, En d'autres temps / En marge

One Response to Un cœur en hiver de Claude Sautet pour mille étés

  1. Villeneuve

    Valery a tout dit et bien écrit .

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