Valentine Bonomo (qui parle sept langues) vient des sciences en parachevant ses analyses des Relations Internationales. Très vite, elle s’est intéressée aux processus d’intégration et de construction identitaire. Engagée comme chargée de projet, elle se passionne pour les enjeux de l’éducation et l’action territoriale. S’installant à Bruxelles, elle a cofondé et développé la revue Papier Machine et s’est formée aux ateliers d’écriture. Elle y mène plusieurs projets autour de l’éducation, l’écriture, l’édition ou la citoyenneté. Elle écrit aussi dans diverses revues (dont « Mouvement »). Son évolution est toujours singulière, ouverte et féministe. Le contexte artistique chez elle avance (entre autres par le structuralisme, l’art conceptuel avec de multiples supports, le cinéma expérimental, etc). Cela influence sur sa conception duale de Papier Machine dominée par l’idée de séquence et de série.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le radio-réveil fait de nombreuses tentatives, les nouvelles d’un monde qui va mal secouent mes neurones endormis, ça marche souvent. Mais la vraie raison, la seule et infaillible, c’est la perspective de boire mon maté. Sinon, une journée n’a aucune raison de commencer.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je ne suis pas sûre d’avoir eu des rêves d’enfant, comme on l’entend. Je me souviens d’avoir souhaité un appartement dont les encadrements de porte feraient changer ma tenue de couleur pour l’assortir à celle de la pièce dans laquelle je pénétrerais. Est-ce que sous ses airs futiles ça témoignait de mon aspiration à devenir un caméléon, ou à faire régner l’harmonie en toute chose ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, j’ai été mais suis de moins en moins caméléon mais toujours plus en quête d’harmonie.
À quoi avez-vous renoncé ?
À assortir mes tenues à mes murs, à devenir diplomate (le métier, pas la qualité), à être blonde, à fréquenter des gens de droite, à faire des sciences (dures), à faire de la recherche (académique), à apprendre le turc et le néerlandais. Provisoirement.
D’où venez-vous ?
J’entends qu’on pourrait répondre à cette question de manière différente. Mais ma réponse automatique, premier degré, paresseuse : Je suis née en Argentine, à Buenos Aires, j’ai grandi en France, à Paris, je vis en Belgique, à Schaerbeek. Mes familles sont juives, ottomanes, corses, franciliennes, et peut-être autre chose encore que j’ignore.
Qu’avez-vous reçu en “héritage” ?
Deux langues pour parler, deux pieds pour danser, des bonnes manières, beaucoup d’images, de paysages, et des dilemmes constants.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Mes « petits plaisirs » sont de grands plaisirs : Le vin, le bon, ce qui ne veut pas dire le cher. Quotidien. Ou bien ranger mon bureau qui est toujours en désordre. Mensuel. Ou bien voir la mer, la Méditerranée. Beaucoup trop occasionnel.
Qu’est-ce qui distingue votre travail de directrice de publication ?
Je crois que je ne comprends pas la question. Qui distingue de quoi ? Je suis directrice de publication parce qu’à un moment donné dans la vie de Papier Machine, on a eu besoin pour nous de fixer des « statuts », qui actaient le fait que nous prenions plus en charge certaines choses que d’autres. Me concernant, je gère beaucoup les « bilans et perspectives », mes modes de vie et d’être font que je suis de facto « chargée de développement », mais tout ça, c’est un peu du flan.
Comment définiriez-vous votre féminisme ?
Je ne le définis pas, je ne le nomme pas non plus de fait. Définir, c’est figer. Je le lis, je le nourris, je le discute, je le questionne, je le défends, je le découvre, j’essaye de le contredire le moins possible, je le relativise.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Je sais pas… Ou alors, mais ça compte comme une image ? C’est le coucher de soleil de la plage de Farinole, « mon » village en Corse, où je restais des heures à regarder, dès mes 3–4 ans.
Et votre première lecture ?
Dur à dire, enfant j’ai lu beaucoup beaucoup, assez tôt je crois. Peut-être que c’était des manuels très vieillots avec lesquels ma grand-mère m’a appris à lire avant l’heure. Je me souviens d’un livre quand j’étais très petite, peut-être que c’était un des premiers, Marguerite et la métaphysique. C’était une petite souris qui avait des doutes sur l’existence et le cosmos. Je crois que ça devait me parler.
Quelles musiques écoutez-vous ?
De la musique brésilienne surtout, latino-américaine en générale. Et s’il faut choisir un camp, ma culture est plus hip-hop-rnb que rock (& roll). Mais plein d’autres trucs aussi.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je relis rarement, voire jamais. Sauf quand j’étais enfant/adolescente, parce que je lisais super vite alors des fois je n’avais plus rien à lire. Je crois que les seules livres que j’ai vraiment relus dans ma vie d’adulte, genre entièrement, c’est D de John Fante et Les mots sans les choses d’Éric Chauvier. Peut-être aussi La Rue de la Sardine + Tendre jeudi de John Steinbeck, ça se pourrait.
Quel film vous fait pleurer ?
Je pleure devant n’importe quoi.
Quand vous vous regardez dans un miroir, qui voyez-vous ?
Je n’arrive jamais à me reconnaître dans un miroir. Je me regarde toujours comme une chose étrange dont je ne parviens pas à avoir une image.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À quelqu’un·e que je ne connais pas.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Rio de Janeiro.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Celleux que je connais personnellement. Je me sens proche de personnes, pas d’œuvres. Ou alors si, celle de mon père qui était peintre, parce que j’ai vécu dedans. J’ai lu pour la première fois il n’y a pas longtemps Édouard Glissant, je n’aurais jamais le toupet de dire que je me sens proche de lui, ça n’aurait aucun sens, mais sa manière de faire du français une langue différente, ça pourrait être un idéal. Je suis touchée par les artistes qui sont pris dans des dilemmes, entre les langues, entre plusieurs mondes.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une visseuse électrique ou bien des chaussures de randonnée ou bien un cheval.
Que défendez-vous ?
Un usage libre et conscient de la langue et des mots ; y compris pour celleux qui ne les utilisent pas, ou peu. Que la langue soit le plus possible émancipatrice et le moins possible opprimante, parce qu’elle sera toujours un peu des deux, je crois. Pis aussi, qu’on fiche se fiche la paix les un·es les autres, dans le respect de chacun·e, bien évidemment.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je déteste les théories sur l’Amour, encore plus quand elle commence par « L’amour, c’est… ». Je trouve que Lacan fait le malin.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Qu’il est très important et difficile d’apprendre à dire non (et de se faire entendre pour certain·es plus que d’autres).
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Celle à laquelle je vais oublier de répondre ?
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 6 septembre 2024.