Remplir les vides, purger le trop plein
A la sortie du réel, sinon potentiel du moins acceptable, s’ouvre un ordre sauvage là où des chefs de famille sérieux qui ouvraient jadis le journal et apportaient les gâteaux pour les enfants du monde disparaissent. Sur la planète, des cris d’enfants semblent en connexion avec des esprits de la nature que seuls les rêves des petits semblent connaître mais les leurs se transforment en cauchemars.
On peut déjà imaginer des Savonarole qui savent se servir de Power Point et qui enregistrent sous leur manteau des sermons. Les jeunes largués qui n’ont plus la rue comme maîtresse, et même pas ça, possèdent des agences quasi extraterrestres pleines de bibelots voire d’affiches spirituelles.
Nous assistons dans un pays-univers où tout ou presque est permis. Il est situé sous une gigantesque doxa aussi virtuelle qu’invisible qui remet des slogans et des messages. Le tout sur fond qui n’a rien d’exotique ou de doré. Au fond existent des nuits où pourraient s’achever des dernières années.
L’auteure crée ainsi une dystopie où la distance de ce qui va arriver se rapproche des rêves horribles et leurs cris de meute. Jusque là, des femmes à l’air ennuyé et amusé pouvaient siroter des cocktails invraisemblables aux noms évocateurs, à commenter les potins avec amies ou serveurs. Mais pour l’héroïne, il s’agit de sauver ce qui peut l’être et qui l’est – là où après tout sa Lucie troquerait une « Lucy » que des amateurs de film connaissent bien.
Ce qui naît obscurément de la nature et se poursuit dans les rêves de sa fille ne garantit pas que, quelque part dans le cerveau, sa mère semble soumise à ce qui terrasse et peut rendre aphone. Il faut donc à l’héroïne presque aimer les mots comme des idoles eu égard à ceux qui terrassent d’une sensibilité trop jeune — qui sait ? — ou du fait d’un cerveau mal nourri quoique tout enfant connaisse le bonheur malgré des cris de résistance.
Ce livre en ce sens est aussi inquiétant que parfait. Surtout pour ceux qui aiment la fiction et ses mots au point de s’en contenter, quitte à se situer dans la ligne d’une interprétation moderne (même cette positions semble parfois « naturelle ») sans recours à de nombreux exégètes exacts gérés.
Mais le raffinement linguistique de ce qui arrive en séries de dysfonctions peut être déchiffré par des esprits raffinés. Même si pour l’héroïne son esprit rural et péri-urbain convient à sa créatrice. Le pittoresque y est secondaire même si se découvrent des mots frais, pareils à des pastèques en évitant que leur bon suc ne disparaisse dans les lézardes de l’écorce (terrestre).
jean-paul gavard-perret
Carole Martinez, Dors ton sommeil de brute, Gallimard, collection Blanche, 2024, 400 p. — 23,00 €.
Carole Martinez offre un bonbon raffiné que JPGP suce avec volupté .