Au quotidien, nous parlons tous une langue morte, une manière de latin qui nous permet d’aller à la cantine, aux toilettes et de quémander le bonjour de notre voisin de bureau. Une langue morte est une langue sans accointance, une langue étrangement séparée des mots qui la composent.
En poussant le bouchon du grammairien un peu loin, on pourrait dire que, dans la vie de tous les jours, la langue est inutile puisque le futur de l’intime n’est pas compréhensible. Seuls existent des borborygmes cernés par l’articulation, qui suffisent pour faire une brocante, aller à la déchèterie déposer l’éjaculat d’une tonte et braire des anecdotes de boulot. Dans ce contexte, la langue s’affiche comme une rustine de la signification puisque, ordinairement, rien n’existe réellement.
La poésie, elle, est une langue vivante. Elle puise dans les mots ce que la langue ne contient pas lorsque le quotidien écope toute esthétique. Elle détermine cette connivence avec les mots ; avec la poésie, les mots s’entendent avec la langue grâce à laquelle ils acquiescent ; l’acquiescement spirituel consacre la physique des consonnes et des voyelles.
Il y a une forme d’agrément mutuel qui libère nos synapses et autorise le réel à exercer son emprise, sans effet de mode ni fausse correspondance. La poésie jongle avec les besoins intimes. La vie commune participe de l’opposition, souvent purement théorique, même pas ressentie, et compromet l’hypothèse de l’accointance, voire de la connivence, qui accroît les angles de l’intelligence et de la sensibilité.
Plus rien n’est raboté : en poésie, il n’y aura jamais de bon gré mal gré entre la langue et le vocabulaire. La syntaxe devient hortensias. Non seulement elle n’avalise plus les hommes comme des « préjudices esthétiques », comme ces monstres de demain et d’aujourd’hui qui caracolent dans la choucroute et la chips, mais elle est thaumaturgique, l’antonyme absolu de ce qui est vulgaire, pantelant, atrophiant.
C’est une énergie qui débêtifie. Hier, après ma baignade avec mon fils sur la plage de Sainte-Barbe, dans le golfe du Morbihan, je lisais sur ma serviette de bain les beaux poèmes de Nicolas Bouvier. Grâce à lui, je n’étais plus « cet endroit qui a l’air fait avec des restes / avec les chutes d’autres paysages mieux foutus ». Grâce à la poésie, j’avais l’impression de n’être plus rapiécé, mais entier et c’est peut-être cela le bonheur quand on se prête au jeu d’être entier.
À côté, mon fils jouait également et prétendait être l’ami des puces de sable parce qu’il se bagarrait contre elles. La bagarre étant un jeu, les puces étant réputées pour se battre avec les enfants, mon fils devait nécessairement être l’ami de ces bestioles. Nous vivions entièrement, poétiquement dans le « dehors et le dedans » de l’univers et son « fabuleux champignon d’orage ». Tandis que mon fils faisait sauter les puces tel un Chaplin en maillot de bain, le ciel, au loin, « gorgé de pluie s’étirait comme une bête ».
La poésie, c’est d’abord l’onguent du silence, une « zone de silence », qu’on étale sur ce qui existe hors de la forme, hors de la société donc qui est la forme absolue et matérialise l’hécatombe de l’infini : « la lune montante était si pleine / et le vie devenue si fine / qu’il n’était ce soir-là / plus d’autre perfection que dans la mort ». Puis, ce sont les mots qui faseyent dans la langue comme des étendards retrouvés au fond d’une boue douteuse pour atteindre « désormais plaie et douceur ».
Être poète, c’est ne pas tomber dans la vie, celle qui n’est pas assez intense pour être louée. Les courts poèmes de Bouvier nous rappellent cette évidence, loin du sentimentalisme crasseux, des existences fonctionnarisées, des horizons de bouts d’impasse. Bouvier dessine son « cartulaire du cœur » sans lyrisme, là où il n’a « pas fini de payer son silence ».
Bouvier refonde un paysage unique, égaré, qui ne procède pas de l’addition des bouts de chandelle ou du « quinquet de taverne ». Sa poésie simplifie tout. Elle incarne une manière d’être dedans même lorsqu’on s’emploie à profiter du dehors. Un voyageur ne dispose pas d’une réserve d’ermitage. Les vers d’un vrai écrivain ne sont pas une épargne de beauté. On participe de l’égarement ou pas. Il n’y a ni choix ni prescription. On fait toujours « cavalier seul » quand on n’a pas l’esprit faux.
Le pingre de la vie, lui, fait société. « A quelle comète tombée du ciel fertile / L’avare va-t-il prêter ses chambres vides ? ». Dans sa profondeur féconde, Bouvier rappelle Jean-Pierre Otte. Même exigence métaphysique, même splendeur « décriée » des couleurs, même silence sans abattement. « Dans nos décombres / Dans un égarement inexplicable / Dans la destruction de nos vies …/ Nous honorons notre raison sociale / N’apportez rien de plus fragile que la fragilité / à laquelle tout conduit ».
Bouvier était Suisse : il y a de quoi demander l’asile pour retrouver « le vent des routes » et briser la « dernière douane » puisque « depuis que le silence / n’est plus le père de la musique / depuis que la parole a fini d’avouer / qu’elle ne nous conduit qu’au silence / les gouttières pleurent ». Le Suisse n’est décidément pas une déclinaison latine, pas plus que l’amour d’une femme, perchée sur un dauphin vif, ne transcrit une langue morte.
valery molet
Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, éditions Zoé, février 2022, 112 p.
Classé parmi les grands écrivains voyageurs, N.Bouvier, photographe aussi, me semble l’avoir été surtout parce que tant de voyages faits ont été à chaque fois de profonds périples en son intériorité, son humanité. Il raconte moins l’autre que lui-même, mystérieux nouveau sensible, avec l’authenticité de la poésie. Un poète, c’est certain.