Dans sa série de romans policiers historiques, (Éditions 10/18, coll. Grands Détectives), Laetitia Bourgeois situe ses intrigues au cœur du XIVe siècle, dans le Gévaudan et le Velay. Elle met en scène un couple de héros : Barthélémy, un paysan nommé sergent par son seigneur, et Isabellis, une jeune guérisseuse. Avec eux, elle explore, le temps d’une affaire finement ciselée, différentes facettes de l’existence quotidienne de cette époque, que celles-ci concernent la vie de ces populations rurales dans un milieu hostile ou l’organisation sociale de la société féodale qui trouvait, dans cette région, son apogée.
La parution de La fille de Baruch, le sixième volet de la série, n’est-elle pas l’occasion d’un entretien avec cette romancière à l’indéniable talent ?
Vous placez le cœur de vos intrigues dans le Gévaudan et dans la région du Puy en Velay, au début de la seconde moitié du XIVe siècle. Qu’est-ce qui a motivé le choix de ce cadre, tant pour les lieux que pour la période ?
L. B. : Les lieux, j’aime les avoir arpentés longtemps avant d’écrire dessus. C’est pour cette raison qu’il m’a fallu un certain temps avant de laisser mes personnages venir du côté de l’Emblavez (le val d’Amblavès). Après tout, quand j’ai commencé à écrire sur Volte et sa région, je n’y habitais que depuis une dizaine d’années… c’est mon temps d’imprégnation nécessaire.
Paradoxalement, je ne connais pas si bien le Gévaudan, mais j’ai passé une bonne part de mon enfance sur les hauteurs ardéchoises, du côté du Lac d’Issarlès d’où vient ma famille. La végétation, le climat, la couleur du ciel, le bruit de l’eau… Gévaudan et Haut Vivarais ont tout ça en commun.
En ce qui concerne l’époque, c’était plutôt facile, il s’agit de celle que j’ai longuement étudiée lors de mes années de thèse d’histoire.
Comment sont nés vos deux héros : Barthélémy et Ysabellis. Se sont-ils imposés d’emblée ou sont-ils le résultat de recherches approfondies ?
L. B. : Je ne me souviens pas d’avoir cherché très longtemps. J’ai compulsé quantité de terriers de l’époque pour trouver des noms et prénoms, le reste est venu tout seul. L’accouchement de ces deux personnages a été, pour ainsi dire, sans douleur.
Ysabellis est guérisseuse. Pourquoi lui avoir donné cette activité ?
L. B. : Pour deux raisons. La première est que j’avais travaillé assez longuement sur les herbes, potagères, médicinales. J’avais lu des quantités de livres de médecine et de pharmacie médiévales. J’avais donc un matériau riche. Et aussi, d’un point de vue narratif, une guérisseuse a toutes les occasions pour discuter avec les gens, entrer dans les maisons, est habituée à observer… une enquêtrice parfaite !
Barthélémy, d’abord simple paysan, est nommé sergent par son seigneur. Au début de La fille de Baruch il devient Bayle de mandement. Que recouvrait ce titre et quelles étaient les missions qui lui étaient attachées ?
L. B. : Le mandement est une circonscription territoriale qui n’existe pas partout : à ma connaissance, c’est une spécialité du Velay et du Gévaudan. Il y a plusieurs sortes de bayles (ou baillis, en langue d’oïl), qui peuvent dépendre d’un seigneur, ou du pouvoir royal, ou même d’un consulat. Dans le cas qui nous occupe, ce sont des sortes d’administrateurs, qui chapeautent les sergents et veillent au maintien de l’ordre, au bon déroulement de la collecte des redevances, qui sont présents lors des séances du tribunal. Ils sont généralement recrutés parmi la petite noblesse.
L’intrigue de La fille de Baruch est initiée par la demande d’un vieux Juif auprès de Barthélémy. Il veut retrouver sa fille, laissée derrière lui, il y a quarante ans, quand il lui fallait choisir entre conversion et exil. Quelques décennies après, les Juifs sont autorisés à revenir en France. Étaient-ils, ainsi, régulièrement chassés, autorisés à revenir… ?
L. B. : Durant tout le XIVe siècle, oui. Auparavant, les Juifs vivaient en paix dans le royaume de France, après, il n’y avait plus de Juifs. C’est en 1306 que Philippe le Bel prend le premier arrêté d’expulsion de son royaume : tous les Juifs doivent le quitter dans un délai assez court, et leurs possessions sont saisies. Devant le résultat assez catastrophique, il fait rappeler les Juifs en 1315, pour les ré-expulser en 1323. Expulsions et rappels se poursuivent, à des intervalles assez larges, jusqu’à l’expulsion définitive en 1394, qui met fin à la présence juive sur le sol du royaume de France. Pour compliquer un petit peu les choses, le royaume, pendant ce XIVe siècle, s’étend petit à petit : des régions sont annexées (comme le Dauphiné) qui, de fait, en viennent à appliquer la nouvelle loi royale et à chasser les Juifs.
Parallèlement, débute une maladie qui fait des ravages dans la population. Le spectre de la peste de 1348 rôde. À cette époque, l’épidémie avait-elle fait tant de ravages pour que la craindre soit aussi forte quinze ans après ?
L. B. : La peste de 1348 a effectivement été un grand traumatisme(plus de la moitié de la population en est morte, d’après les dernières recherches menées sur la question), mais la grande peur est venue plus tard, lors du premier retour de peste, en 1361. Cette épidémie, qui a été appelée “la peste des enfants” a principalement fauché les enfants “de l’espoir”, nés après la peste noire. Et elle a ancré dans les esprits l’idée que la maladie pouvait venir frapper à tout moment, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, et qu’il était inutile d’attendre pour profiter de la vie. C’est à dessein que j’ai situé le premier tome (Les deniers du Gévaudan) deux ans après le retour de peste : c’est une période où la mort est sans cesse présente, un spectre qui plane sur toutes les existences, mais où, paradoxalement, beaucoup de choses changent, tout spécialement les mentalités.
La science médicale est encore balbutiante. Pourtant Ysabellis dispose d’une panoplie assez large de traitements à partir de plantes et de produits alimentaires. Ces traitements étaient-ils efficaces ?
L. B. : Bonne question ! Tout dépend de quelle maladie il s’agit. Le principal problème de la médecine médiévale est qu’elle ne sait pas vraiment lutter contre les infections, ce qui cause une grande mortalité chez les bébés venant de naître. Mais ceux qui passent avec succès les premières années vivent longtemps, et meurent âgés. Les médecins et guérisseurs savent prendre soin des maladies de la peau, des yeux, savent guérir les fièvres et remettre les blessures.
Ysabellis est guérisseuse car elle n’a pas fini son apprentissage. Mais aurait-elle pu devenir un médecin ? Cette activité était-elle facilement accessible aux femmes ?
L. B. : En grossissant beaucoup le trait, je pourrais dire : au XIIe siècle, sans problème, au XIIIe siècle, peut-être, à la fin du XIVe siècle, impossible et au XVe siècle, elle aurait certainement été excommuniée ou brûlée. C’est un résumé un peu rapide, mais il est vrai que les femmes ont été petit à petit chassées des professions médicales, au fur et à mesure que l’université s’affirmait comme le meilleur, puis le seul canal d’apprentissage de la médecine. Or, l’université fut depuis sa conception, fermée aux femmes. Mais, même au XIIe siècle, aurait-elle été admise comme médecin en étant de milieu populaire ? Probablement pas.
Les Juifs possédaient une science médicale avancée par rapport à celle de l’Occident. Pourquoi les médecins « chrétiens » refusaient-ils l’aide de leurs homologues juifs ? La traduction et l’usage de ces ouvrages de médecine était-elle autorisée ?
L. B. : Oui, les Juifs étaient à la frontière de l’art médical de toute la Méditerranée, et en particulier héritiers des traités grecs anciens et au contact des médecins de l’aire musulmane. Beaucoup parlaient plusieurs langues, ils étaient également avancés en chirurgie. Les médecins chrétiens ne refusaient pas l’aide des médecins juifs, ils se plaignaient de la concurrence. Et pour la même raison, ils ont obtenu au cours du XIVe siècle que l’on interdise de traduire leurs ouvrages en hébreu : ils ne voulaient pas que les dernières avancées de la science médicale soient utilisées par ces dangereux concurrents.
Vous évoquez, dans La Fille de Baruch, la place instable des Juifs en France. Qui décidait de ces expulsions et pour quelles raisons ?
L. B. : C’est une affaire essentiellement royale. Les raisons en sont politiques et financières. Philippe le Bel a vu l’occasion de mettre la main sur le patrimoine des Juifs à une époque où les caisses du royaume étaient vides. Ses successeurs n’ont pas rappelé les Juifs, mais leur ont vendu le droit de rentrer.
Ils vivaient en communautés refermées sur elles-mêmes. Leurs règles religieuses très strictes, comme ne pas boire en compagnie d’un Chrétien, ne les mettaient-elles pas naturellement à l’écart ?
L. B. : D’abord, je voudrais dire que je ne suis pas une spécialiste du judaïsme médiéval (ou du judaïsme tout court) et que tout ce que je dis ou écris vient des recherches que d’autres historiens ont menées sur le sujet. Il me semble toutefois, à la lecture de leurs travaux, qu’il existe une sorte de radicalisation entre le XIIe et le XIVe siècle. Rassemblement des Juifs dans des quartiers, instauration de règles de cacherout plus sévères et, en parallèle, de lois éloignant les Juifs des Chrétiens. Au XIIe siècle, on a encore des mariages mixtes entre Juifs et Chrétiens (ou, tout au moins, du concubinage notoire, vu qu’il n’existe pas de mariage civil). Au XIVe siècle, c’est devenu complètement impossible.
Vous évoquez également, à travers votre récit, le poids de la religion catholique. Celle-ci était très répressive allant, par exemple, faire trouer au fer rouge la langue de celui qui prononçait un juron. Y avait-il beaucoup d’autres joyeusetés de ce genre en Gévaudan ?
L. B. : Amusant, non ? C’est en effet une loi du Gévaudan, régulièrement proclamée en public, pour que chacun en soit bien conscient. Quand on regarde les actes des tribunaux, on s’aperçoit que cette loi n’empêche en rien les gabalitains de jurer comme des charretiers, et les peines réellement prononcées vont rarement plus loin que cinq sous d’amende.
Une grand part de votre intrigue s’appuie sur la contrebande, pour ne pas payer les taxes diverses et variées. Cette pratique, qui devait être réprimée brutalement, était-elle monnaie courante ?
L. B. : Le grand jeu du chat et de la souris ! A l’époque féodale, l’entretien des routes et des ponts ainsi que leur sécurité relève des seigneurs, laïques ou ecclésiastiques. Une grande partie est réalisée sous forme de corvée, par les paysans riverains des routes, mais certains travaux, surtout relatifs aux ouvrages d’art, doivent être réalisés par des professionnels, des maçons, et donc financés. D’où des péages, surtout sur les ponts et à l’entrée des villes, qui alourdissent considérablement le coût du transport. D’autre part, comme de nos jours, il existe des patentes pour autoriser les commerçants à vendre leur marchandise tout en garantissant qu’elle sera de bonne qualité. Ces patentes ne sont pas gratuites. Les vendeurs occasionnels peuvent aller sur les marchés, où ils s’acquitteront aussi d’une taxe, la leude. Mais le réseau des seigneurs a beaucoup de trous, par lesquels quantité de fraudeurs peuvent s’engouffrer… ce qu’ils ne manquent pas de faire !
Un de vos personnages, “sœur” Anna, se désigne comme une béguine de Mende. Ce type de communauté était surtout présent dans le nord de l’Europe (Flandres, Pays-Bas…), ces communautés de femmes étaient-elles importantes en Gévaudan ?
L. B. : Et vous pourriez ajouter qu’il n’y a plus beaucoup de béguines en 1364 non plus, après le procès et la mort sur le bûcher de Marguerite Porete, la plus célèbre d’entre elles. Non, le Gévaudan n’abrite pas une large communauté de béguines, mais, appelez ça la liberté de l’auteur, une femme isolée peut passer entre les mailles du filet, et j’avais envie d’évoquer ces communautés de femmes à la fois libres et engagées.
Ysabellis est enceinte. Cette future naissance va-t-elle influer sur la suite de votre série ?
L. B. : Fille ou garçon ? Prenez les paris ! La suite est déjà assez largement écrite, et, oui, cette naissance y tient une grande place. Je n’en dis pas plus !
Avez-vous de nouveaux romans en cours ? Pouvez-vous en dire quelques mots ?
L. B. : Je travaille actuellement sur un roman qui n’est ni policier, ni historique, ce qui représente un grand changement pour moi et ma première incursion dans la “littérature blanche”. C’est une histoire de famille, de femmes terribles qui se déroule sur plusieurs générations et à plusieurs voix. Est-ce clair ? Pas du tout. C’est normal, je ne sais pas parler de ce que j’écris. Et si je savais en parler, je ne saurais pas l’écrire… donc patience, si tout va bien, ça devrait sortir à la fin de l’année !
Présentation et entretien réalisés par serge perraud pour lelitteraire.com, le 5 février 2014.
Laetitia Bourgeois, La fille de Baruch, (Les enquêtes de Barthélémy et d’Isabellis, tome 6), Éditions 10/18, coll. : « Grands Détectives » n° 4779, janvier 2014, 336 p. – 8,10 €.