Dieu est polonais, cela tout le monde le sait déjà. Il habite un quartier déshérité de Katowice. Stasiuk, seul, s’en souvient.
Les grands écrivains se remarquent facilement. Pour eux, la scénarisation de la littérature, la psychologie, la conquête spatiale ne signifient rien. Un écrivain, c’est un peu plus qu’un homme, un peu moins qu’un contrevenant. Il se déplace hors des estrades, sans haut-parleur. Quand on a une voix propre, pas besoin de mégaphone pour « partager des idées ».
Avec Stasiuk, la littérature devient ce qu’elle est : une sorte de paradis parodique pour tous les perdants. Perdre est un devoir. Comme le dit Bossuet dans ses Oraisons funèbres, la défaite « est le pays où habitent les hommes ». La réussite est tellement vulgaire. Perdre, c’est un peu mourir pour un drapeau, récupéré dans une caisse remplie de gadgets en plastique.
Chez Stasiuk, les perdants révèlent que toutes les vies sont une métonymie d’un cheval qui tombe au sanglage. La déglingue est magnifique. On rêve tous de finir clochards, sinon pourquoi ne pas ternir ? La clochardisation sera bientôt la seule voie pour ne pas oublier le bonheur, le seul corridor menant à saluer les étoiles. C’est ce qui nous permettra de nous éloigner des caddies, de la boustifaille robotisée et de l’objectivation de nos sentiments : bref, de fuir le durassique parc, là où une phrase de plus de trois mots semble une incongruité, là où l’héroïsme de la nullité et des traîne-savates n’a aucun intérêt, là où la vie sexuelle forcée semble être le seul atout de la vie consciente.
Bergson pensait que la vie psychique était limitative, et non cumulative. La vie « sociale » engendre inévitablement une réduction de l’esprit. Bossuet définissait « les idées personnelles », celles qui n’autorisent aucune originalité, comme une hérésie. Comment ces deux-là auraient pu exister cinq minutes dans le parc durassique sans se mettre à quatre pattes et miauler ?
Stasiuk nous décrit un monde qui meurt et les mondes meurent toujours, sans accablement. Nous traversons, sur son dos, l’Est de l’Europe sans aucune pitié pour ses misères affûtées, agglutinées sur une immense décharge d’objets bon marché et de tord-boyaux frelatés. On se faufile à travers les fêtes foraines. Ici, un chinois se fait digérer par un cochon déchaîné dans l’insouciance amicale d’un combat de coqs. Là, les camelots dorment dans une voiture pourrie par le biais de laquelle l’embrayage et la prière deviennent symétriques. Plus loin, les immigrés sont transportés comme du bétail puant par des mafieux gerbant.
Les relations entre personnes relèvent du mystère alors que l’amour est une clarté impossible. Les jeunes femmes sont vendues par leurs parents dont la face ressemble à un foie imbibé. Les paysannes, épatées par des chaussures de mauvaise qualité, rient d’un rire aurifère. Les bonniches font du striptease devant des alcooliques.
Pourtant, Stasiuk n’est pas désespéré, le monde est trop anonyme pour cette facilité. Il décrit des hommes, sans plan, qui tentent de faire leur trou dans le trou du cul du monde. Il nous séjourne dans le labyrinthe des trous, chaque trou appelant le suivant. On crawle dans la physique de l’indifférence de l’indifférence. Notre planète n’est qu’une hémorroïde sur la bordure céleste. A quoi bon chercher un essuie-main ?
Les hommes n’ont pas de destin. La vie ne leur permet que la peur de la rapine. Les êtres se verrouillent en eux : le diable est donc toujours à demeure, si bien qu’il en oublie la saveur d’être, en bien et en mal. C’est ainsi que l’on se dépouille de soi-même.
Lire Taksim permet de coudoyer la pénombre sans s’abîmer. Lire Stasiuk, c’est penser qu’il n’y a pas encore suffisamment d’humanité pour une vraie déchéance. C’est donc du bonheur, sans rabais.
valery molet
Andrzej Stasiuk, Taksim, 5 Février 2011, 304 p.