
Dominique Lemaître, De l’espace trouver la fin et le milieu
Habiter ici en gardant une empreinte des cimes
Constitué de cinq pièces, cet album émouvant, scintillant, est né d’une rencontre entre le compositeur Dominique Lemaître et le violoncelliste Dan Barrett à l’occasion d’un concert dans une petite église de Lucca en Italie. Tiré du poème Les plaintes d’un Icare de Baudelaire, le titre de l’album, De l’espace trouver la fin et le milieu, a été choisi par le violoncelliste virtuose américain qui en est l’interprète central.
Pour les pièces qui ne sont pas en solo, lui sont associés le violoncelliste russe Stanislav Orlovsky, la clarinettiste d’origine japonaise Michiyo Suzuki et le pianiste américain Jed Distler. La notice de présentation, claire, précise, savante, est due à Pierre-Albert Castanet, professeur, musicologue et compositeur.
Né en 1953, Dominique Lemaître, auteur d’un corpus important, a étudié les lettres et la musicologie à l’Université de Rouen. Après avoir été initié à la musique électroacoustique et étudié la composition musicale dans la classe de Jacques Petit, il a creusé son propre chemin dans le monde musical en devenant un compositeur créateur d’un univers sonore tout imprégné de poésie.
Familier notamment des œuvres de Maurice Ohana, György Ligeti, Gérard Grisey, Tristan Murail, il a connu Henri Dutilleux à la fin de sa vie et restera particulièrement attaché à ce musicien. Vivant à Fécamp, il continue là de créer des œuvres dans lesquelles, à côté de la flûte, le violoncelle occupe une place essentielle.
Le violoncelle, seul instrument présent dans chacune des pièces de De l’espace trouver la fin et le milieu, donne sa tonalité singulière, faite d’une alliance de profondeur et de lumière, à l’album. Le titre de la première composition pour deux violoncelles, Orange and yellow II, transcription d’une pièce pour deux altos en hommage à Morton Feldman, est emprunté à un tableau éponyme de Mark Rothko.
D’une durée de près de 8 mn, elle est datée de 2013. A travers une économie de sons ponctuée de soudains jaillissements, la musique entre en dialogue avec le silence, les profondeurs intérieures. La lenteur frôle l’immobilité tout en laissant place à d’inattendues accélérations. Œuvre du presque silence alliée à de saisissants éclats.
Ecrite en 1994 pour clarinette et violoncelle, brève, Thot, la seconde œuvre, doit son titre au dieu égyptien, inventeur de l’écriture, scribe au savoir infini, que Platon évoque dans Phèdre [1]. Elle éveille des impressions d’immensité, d’étendues sablonneuses éclairées d’un brûlant soleil, sur lesquelles pourraient se dessiner des lettres énigmatiques. On songerait à l’univers poétique et philosophique d’Edmond Jabès, écrivain de la trace et du désert.
Les voisinages pleins de finesse entre clarinette et violoncelle suggèrent, en même temps que l’infini dans l’espace, ces parcelles d’éternité qui éclairent le temps. Comme un homme assoiffé marchant longtemps dans le désert. Si la fontaine est invisible, hors d’atteinte, pour les bavards, celui qui accueille en lui le silence s’en approche, en devine la présence. La sobriété de l’écriture musicale a cette force de permettre à l’auditeur de rejoindre les mondes intérieurs, les mondes lointains.
Aussi brève, Mnaïdra, la pièce qui suit, la plus ancienne, est consacrée au seul violoncelle. Mnaïdra est un temple mégalithique, situé dans l’île de Malte [2], île des Abeilles. Dans Mnaïdra, les sonorités de si au début et de la à la fin demeurent dominantes, ponctuées de pizzicati. C’est comme une longue, unique mélodie, qui se déploie dans le recueillement, un dépouillement parfois extrême.
Un lyrisme intérieur, dense, profond, laisse scintiller quelques étoiles ignorées.
Datée de 2015 et dédiée à Dan Barrett, Stances, hommage à Henri Dutilleux, avec une durée de près de 15 mn, est la plus longue œuvre de l’album. Admirateur de Dutilleux, Dominique Lemaître éprouvait une prédilection pour son quatuor Ainsi la nuit et son concerto, au titre emprunté à Baudelaire, Tout un monde lointain. Avec Stances, c’est la première fois que Dominique Lemaître, auteur de nombreuses pièces pour violoncelle, créait une œuvre associant le piano et le violoncelle.
A travers la rencontre de l’instrument à cordes frappées et de l’instrument à cordes frottées, ces stances musicales captivent. Une poésie du secret, de la lumière voilée, murmure au cœur de l’auditeur. A la clarté du piano se conjoint la profondeur du violoncelle. C’est comme un ruisseau coulant dans la forêt, une douce ascension. Une poésie de l’infime et de l’éclair, une musique qui explore des terres sonores inconnues. Et comme le piano égrène des cristaux de lumière, le violoncelle retrouve en nous des jardins oubliés.
Consacré au seul violoncelle, Plus haut, l’œuvre la plus récente (2018) qui reprend des éléments d’Altius, composition concertante, conclut l’album. Trois sections qui s’enchaînent et qui appellent, en écho du titre, à une lente montée, une élévation. De manière poignante, en variant les rythmes à partir du rythme essentiel qui est celui de la profondeur, Plus haut se déploie, dans un langage musical de la densité, de l’intensité, comme un appel à rechercher la source perdue, cachée dans les hauteurs, ces cimes que l’on ne peut atteindre qu’en se dépouillant de ce qui, inutile vacarme, alourdit nos pas.
C’est comme si se découvrait un paysage de terre et de vent, s’envolait soudain l’oiseau blanc entre nuages et arc-en-ciel. Habiter ici en gardant une empreinte des cimes. Et le violoncelle laisse vibrer en nos mémoires, loin des bruits et des images factices envahissant nos heures, l’invitation au voyage vers l’autre pays, pays d’infinie lumière.
Nourri de mythologies, sensible aux symboles comme à l’astrophysique, passionné d’hellénisme, Dominique Lemaître nous livre un univers sonore polyrythmique, conjoignant assonances et dissonances, répétitions et variations, espace et temps, revenant à des notes-clés et explorant l’inattendu. Comme celle de Federico Mompou, mais dans un registre bien différent, sa musique est musique du silence. Venue des profondeurs intérieures, elle est jaillissement vers les hauteurs.
De l’espace trouver la fin et le milieu est une œuvre à écouter comme une invitation à creuser et à gravir. Mouvement de forage et mouvement ascensionnel. Entre puits et ciel étoilé.
Des mélodies de sable et d’infini s’attardent ainsi pour qui laisse place à l’écoute intérieure. Souvent poignant, cultivant l’art de la suggestion plutôt que celui de l’exposition, De l’espace trouver la fin et le milieu rappelle à qui l’aurait oublié que la musique contemporaine peut être fascinante. Dans le multiple cueillir l’un, dans l’instant l’éternité, de l’espace découvrir le terme et cheminer vers le mystère.
Un disque à écouter, réécouter, ainsi qu’un poème de vent et de lumière.
bernard grasset, 31 décembre 2020.
Dominique Lemaître, De l’espace trouver la fin et le milieu
Dan Barrett plays Dominique Lemaître, Solos and Duos for / with cello [violoncelle]
New Focus Recordings, 2020, référence FCR 276
écouter un extrait
Sites diffusant De l’espace trouver la fin et le milieu :
http://open.qobuz.com/album/u617svdkhayta
https://www.amazon.com/dp/B08F8KG3S2/
[1] Il lui prête aussi l’invention de la géométrie et de l’astronomie, du calcul et des dés, tout en s’interrogeant sur le rapport de l’écriture à la mémoire : l’écriture est-elle « remède de l’oubli » ? Phèdre, 274b-275b.
[2] De mélitta (abeille avec le sens figuré de poète, poétesse ; miel) en grec.