Delphine Coulin, Une seconde de plus

Delphine Coulin, Une seconde de plus

Six textes et une écriture sensitive pour essayer de retenir un peu du temps qui passe

Comme le cheveu paraît être la plus petite unité d’épaisseur tactilement perceptible – du moins est-ce ce que le langage courant laisse entendre – la seconde est la plus infime unité de temps dont on puisse avoir vraiment conscience. Et comme le cheveu, elle représente le plus infinitésimal étalon permettant d’évaluer à quoi tient un virage dans une vie. La fameuse « seconde décisive », le point pivot qui décide d’un choix, d’un renoncement, ou qui marque l’amorce repérable d’un séisme.
Il a suffi d’une seconde pour que je la repère, annonce tout de go la narratrice de la première nouvelle, « Belle lurette », à propos de sa rencontre dans les couloirs du métro avec une petite fille pas banale : elle-même quand elle avait une dizaine d’années. Nous voilà donc au cœur d’un instant, comme nous y plongent, aussi, les premiers mots du second récit, « Les conserves » : Un homme a fait un signe et tout à coup la rivière s’est animée […]
Dans chacun des six textes du recueil l’on va trouver, ici ou là, un de ces instants extraordinaires que leur contenu a fait jaillir hors du continuum temporel. Pourtant, malgré cela et le fil que tissent entre ces moments les définitions de la seconde insérées entre chaque nouvelle – dont l’auteur affirme (voir par ici…) qu’elles sont authentiques – ce ne sont pas vraiment ces points de bascule qui forment le cœur vif des textes, pas plus que le fil évoqué ci-dessus ne suffit à fonder la cohérence du recueil…

À travers six femmes d’âge et de conditions différents, dont certaines s’expriment à la première personne, c’est en fait la matière-temps qui est appréhendée dans sa fluidité, et l’attitude que l’on peut adopter pour tâcher d’y échapper. Entre la réponse pleine de fantaisie que propose « Belle lurette » à la question de savoir ce que devient l’enfant que tout adulte a été et le jeu de regards extrêmement dense qui s’installe dans « Les gouttes au bas des draps » et encadre une émouvante envolée onirique, l’on croise la causticité de « Vie et destin de Madeleine Bayard, révolutionnaire », la sublime réplique que la veuve d’ »Apesanteur » lance à la Mort en offrant l’éternité artistique à feu son compagnon, la mort paisible d’Olga au seuil de la lumière du solstice d’été, la passivité de rivière de la jeune étudiante des « Conserves » – où ce n’est pas tant elle qui affronte la fuite du temps que son logeur. Mais plus subtilement, au-delà des secondes et du thème de l’érosion que l’on essaie de contrer, les textes sont unis l’un à l’autre par de menus échos à peine perceptibles, telle l’image, répétée avec d’infimes modulations, des moments à mettre en conserve ou l’allusion à la veuve d’ « Apesanteur » au cours du journal télévisé que regarde Madeleine Bayard.

L’on peut aussi entendre, dans tous ces textes, un peu de la difficulté qu’il y a toujours à communiquer vraiment, à briser son irréductible solitude et à rejoindre l’Autre au plus près de son hermétique espace. Si cet Autre est le plus souvent laissé à son île – la narratrice des « Conserves » ne saura jamais rien du passé de son logeur – il arrive que la jonction se noue grâce à un regard tourné vers une même lumière, des mots enfin échangés – « Un temps fou » – ou la conception d’un extraordinaire stratagème anti-mort – « Apesanteur ». Entre point de jonction et point dans le temps, entre écoulement et arrêts sur images, les textes de ce recueil – nouvelles et intermèdes scientifiques – sont, comme les gestes des personnages rencontrés au gré des pages, autant de tentatives de fixer un peu de ce qui passe – temps, rivières, mémoire…

Une seconde de plus est davantage qu’un « recueil » de nouvelles, c’est un ensemble très construit, une belle architecture finement articulée dont on appréciera l’unité de style. Nonobstant leurs variations de ton, ces textes ont en commun de donner à voir et à ressentir plutôt que de raconter. Ce sont des nouvelles d’atmosphère, de climat, où les sensations priment. Par le truchement de petites phrases simples, souvent élliptiques ou infinitives, voire réduites à un seul mot et qui ont la force des hachures créant les volumes dans un croquis, ce sont toutes les perceptions qui sont restituées – olfactives, tactiles…
Il n’y avait pas de couleur, le monde était en noir et blanc à cette seconde précise.
Chute, gravité, pesanteur.
(p. 87)
Doigts déliés, petits mouvements des phalanges engourdies par le temps dans le pelage doux. Chaleur sur les genoux.
Échange de regards. Sourire entendu.
(p. 128)
C’est la ténuité même de la seconde, et de la sensation, qui est ainsi sertie dans la brièveté phrastique.

En dépit des prises qu’offrent les textes aux commentaires stylistiques, il est, en fait, assez difficile d’aborder Une seconde de plus comme un simple objet littéraire parce que ce livre atteint le lecteur en des lieux très profonds, très intimes – souvent d’ailleurs lovés en deçà de sa conscience – où se mêlent confusément l’obligation d’affronter la mort d’un être cher et la prescience de la sienne propre à travers la perception aiguë de l’évanescence des souvenirs. Madeleine Bayard perd la mémoire, le vieux monsieur des « Conserves » s’enferme dans les vestiges de la sienne, la petite sœur d’un disparu accroche comme elle peut ce qui lui reste de son frère à des vêtements suspendus en train de sécher… Chacun à sa façon entre en résistance face à l’effacement. Delphine Coulin n’approche pas ces zones-là en colorant sa narration de philosophie ou de poésie – ce qui au fond mettrait à distance ces questionnements essentiels – mais en évoquant, avec une infinie justesse et autant de simplicité, des situations que chacun d’entre nous, sous telle ou telle variante, aura connues – ou connaîtra. Même ses « clins d’œil au réalisme magique » demeurent voisins d’expériences courantes : qui ne s’est jamais demandé s’il y avait véritablement un lien ontologique entre l’enfant qu’il a été et l’adulte ou le vieillard qu’il est devenu ? Et qui ne se sera jamais pris à percevoir dans du linge flottant le visage ou le corps vague d’une personne disparue ?

C’est justement parce qu’il est abouti sur le plan littéraire que ce recueil parvient . Au point ( !) que l’on songe à ses deuils, à ses peurs enfouies, à ses espoirs fous et que l’on risque d’oublier combien est beau, et juste, le travail d’écriture de Delphine Coulin.

isabelle roche

 

   
 

Delphine Coulin, Une seconde de plus, Grasset, octobre 2006, 180 p. – 12,90 €.

 
     
 

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