Aux limites du son
Près de vingt ans après Malgré le monde, le groupe Limite donne enfin de ses nouvelles
Nouvelles limites
Au cours des années 1980, la science-fiction française a vu non seulement l’aboutissement des recherches de certains des meilleurs représentants de la fiction spéculative1 de la décennie 70, parmi lesquels Daniel Walther2 et Jean-Pierre Hubert3, mais également l’éclosion de nouveaux talents qui, depuis, occupent une place non négligeable sur l’échiquier des littératures de l’imaginaire. On pense bien sûr à Serge Brussolo, qui s’impose en 1980, avec le recueil Vue en coupe d’une ville malade, comme une des voix les plus personnelles de la SF. Ou bien à Jean-Claude Dunyach, révélé en 1986 par un bel Autoportrait sous la forme de neuf nouvelles sourdement cruelles. Généralement ignorés du grand public, mais tout aussi originaux, les écrivains réunis de 1986 à 1988 autour du projet « Limite » vont incarner une science-fiction novatrice, voire avant-gardiste, tout aussi préoccupée d’esthétique littéraire que d’exploration de nouveaux espaces de l’imaginaire4.
Composé de sept membres – Jacques Barbéri, Francis Berthelot, Lionel Evrard, Emmanuel Jouanne, Frédéric Serva, Jean-Pierre Vernay et Antoine Volodine -, dont certains ont déjà à leur actif quelques publications5, Limite se présente alors comme un groupe d’écriture qui veut réfléchir aux moyens de créer une S-F plus littéraire, moins inféodée aux principes anglo-saxons6 – un groupe soucieux d’établir des passerelles entre la S-F d’un côté, les héritiers de Boris Vian ou des Surréalistes de l’autre7.
De fait, lorsque le groupe publie, sous une signature collective, le recueil-manifeste Malgré le monde (1987), il revendique pour influences des écrivains comme pèle-mêle Boris Vian, Kafka, [William S.] Burroughs, Buzzati, Ballard, Calvino…8 Souvent mal accueilli par une critique désemparée face à des textes extrêmement travaillés, volontiers expérimentaux, parfois jugés hermétiques, ce livre n’en réserve pas moins à l’audacieux une lecture passionnante, prodigue en inventions saisissantes et en images fulgurantes.
On songe ainsi, dans « Debout les damnés de la terre ! » par Jean-Pierre Vernay9, à ces squelettes vivants qui, à la suite d’une véritable débâcle climatique, errent au hasard vêtus de boue, certains incomplets, avec la démarche incertaine de commis voyageurs au chômage10. Quant à Francis Berthelot, il crée, dans « Le Jardin zoonirique »11, Pol, un enfant malade qui peuple inconsciemment ses intestins d’un monde fabuleux où évoluent des animaux qui parlent. La nuit, durant son sommeil, le jeune garçon se réfugie dans ce jardin magique pour connaître des voluptés inouïes et passablement morbides, où la douleur, l’étouffement, s’inversent en plénitude12. Guéri grâce à un traitement draconien prescrit par un médecin gâteux, le Dr Ziegenbock, Pol, devenu adulte, n’aura de cesse de faire renaître ces plaisirs interdits, en se livrant corps et âme à un rituel terriblement masochiste où, livide, heureux, au bord de la syncope, il endure chaque nuit l’insoutenable13. Surtout, les auteurs de Limite parviennent le plus souvent à concilier dans leurs textes recherche formelle et plaisir de raconter des histoires, même si celles-ci ne correspondent pas toujours aux schémas narratifs classiques, comme le montre par exemple « Debout les damnés de la terre ! » qui ne s’ouvre pas, mais au contraire s’achève ironiquement sur la formule consacrée du conte de fées : Il était une fois14, tandis que l’humanité, exsangue, s’éteint dans la guerre.
Première réalisation du groupe, Malgré le monde n’aura pas de lendemain : un second volume, prévu pour sortir en 1988, ne voit pas le jour, et Limite se sépare deux ans après sa formation… Pour renaître finalement aujourd’hui à l’initiative de l’association toulousaine Douche Froide. Cette dernière a en effet sollicité les anciens membres du groupe dans la perspective d’un ouvrage collectif autour du thème « Limites sonores et vertus de l’inaudible ». Tous ont répondu présent à cet appel, à l’exception de Volodine qui laisse place à Philippe Curval, déjà pressenti en 1988 pour se joindre au groupe15.
Aux limites du son se présente comme un recueil de dix nouvelles qui, contrairement à celles de Malgré le monde, sont signées individuellement. Pour autant, l’esprit demeure sensiblement le même, tourné pour une large part vers l’expérimentation littéraire – mais également musicale, puisque l’ouvrage est accompagné d’un disque compact, véritable « bande originale » du recueil qui convoque quinze formations de musiques nouvelles. Parmi celles-ci, Palo Alto, le groupe mené par Jacques Barbéri, qui offre, avec « Métabolisme explosif en milieu terrestre », un excellent morceau évoquant l’étrangeté surréelle du groupe Tuxedomoon. Pour ce qui est des textes, l’ensemble, sans toujours atteindre l’originalité et l’unité de Malgré le monde, se révèle d’une belle qualité littéraire. C’est tout particulièrement vrai des récits fondés sur une inspiration musicale ; Francis Berthelot exécute ainsi une parfaite « Symphonie inaccessible »16, tandis que Frédéric Serva ressuscite de bien belles « Petites musiques entêtantes »17. Quant à Jacques Barbéri, il propose avec « Fais voile vers le soleil »18, un récit à la prose hallucinée, dans lequel musique et drogue s’unissent pour que les noctambules du futur ressentent au plus intime l’embrasement d’un homme au contact du soleil.
Si certains textes, à commencer par celui de Philipe Curval, « Mes relations avec Lugrustan »19, dont on retient surtout le savoureux incipit, n’emportent pas toujours l’entière adhésion du lecteur, il en va différemment des contributions d’Emmanuel Jouanne, lequel se taille ici la part du lion, offrant non seulement deux récits sous son seul nom, mais aussi un troisième, co-écrit avec Jacques Barbéri. Avec « Expériences en sous-sol »20 et « Acrobaties hors de propos »21, Jouanne, auteur d’ouvrages mémorables tels que Nuage (1983) ou Cruautés (1987), poursuit sa réflexion sur deux de ses thèmes de prédilection : la confusion entre le rêve et la réalité, le virtuel et le réel et, d’autre part, la solitude. Ces nouvelles participent d’une veine que Jouanne exploite ponctuellement depuis 198322 et qu’il aime à qualifier de space opera bucolique23 : on y retrouve, dans un futur indéterminé, Semeuse, une propriété vivante dotée d’un équipement intérieur hyper-sophistiqué, et d’un environnement extérieur au charme sylvestre. Dans chacun des deux textes ici présentés, le narrateur est plongé au milieu d’événements incongrus et parfois inquiétants. C’est le cas notamment dans le premier récit où, replié dans son sous-sol sur-équipé en matériel de réception, le « héros » devient la proie impuissante d’un déferlement anarchique d’images violentes, où des êtres s’entretuent allègrement. Au milieu de ce dérèglement va surgir une créature aussi énigmatique que grotesque, qui va plonger notre héros-narrateur dans un véritable cauchemar meurtrier où le réel semble rejoindre l’horreur de la fiction.
Lorsque Emmanuel Jouanne se joint à Jacques Barbéri pour « Dies Irae »24, cela donne un récit de fin du monde à la chronologie bouleversée, construit tel un requiem inversé25 pour l’espèce humaine. Sans doute un des sommets du volume, cette nouvelle à rebours où, comme le dit un personnage, il peut se passer n’importe quoi26, permet aux deux complices de donner libre cours à leurs penchants surréalisants, à travers notamment une dilection certaine pour les jeux de mots, les associations verbales et les plaisanteries qui font fi de toute logique et de tout bon goût. En témoigne, entre autres, ce dialogue typique de l’humour noir et absurde des auteurs :
– Mort ?
– Je ne pense pas, mais l’amputation paraît inévitable.
– Commençons par la tête, suggéra Tag avec un sourire crocodileux.
Le toubib le regarda comme s’il avait vomi sur un smoking blanc.
– Je plaisantais, fit tag. Mais je ne vais pas m’excuser. Ce n’est pas dans mes habitudes.
– On ne plaisante pas avec la mort, dit le toubib en rempochant la botte de poireaux primeur qui lui dépassait de la poche, et qu’il comptait utiliser pour faire une tourte.27
Jouant volontiers d’un érotisme macabre cher aux artistes Paul Delvaux et Hans Bellmer28, Barbéri et Jouanne fondent leur nouvelle autour de l’union du plaisir et de la mort qu’illustre parfaitement l’invention perverse mise au point par Judex. Le savant fou a en effet, en se donnant la mort, inondé la planète de créatures artificielles et polymorphes, dont la caractéristique première est leur amour… dévorant29 pour l’humanité. Ainsi, tandis que les bestioles obscènes essaiment les cadavres, Ruhe, une des héroïnes du récit, assiste à l’Apocalypse en s’adonnant au plaisir solitaire, un têtard à poil ras en train de lui grignot[er] doucement l’oreille avec un mouvement de va-et-vient délicat30.
NOTES
1 – Mise à l’honneur par Harlan Ellison à la fin des années 60, la fiction spéculative est, selon l’anthologiste des célèbres Dangereuses visions (1967), destinée à secouer les choses dans le domaine de la science-fiction. (Cité dans Igor et Grichka Bogdanoff, La Science-fiction, Paris, Seghers, collection « Clefs », 1976, p. 104.) De fait, ce courant va produire des œuvres qui remettent en question l’écriture, l’idéologie et les thèmes traditionnels de la S-F. (Denis Guiot, « Spéculative fiction » in Denis Guiot, Jean-Pierre Andrevon & Georges W. Barlow, Le Monde de la Science-fiction, Paris, M. A. éditions, collection « Le Monde de… », 1987, p. 210.) Suivant en cela l’exemple d’Ellison et de James Graham Ballard, la fiction spéculative en France, promue notamment par Daniel Walther à travers son anthologie-manifeste, Les Soleils noirs d’Arcadie (Paris, Editions Opta, collection « Nébula », 1975), va privilégier la recherche stylistique au détriment de l’action et à l’aventure, l’exploration d’un espace intérieur à celle d’un exotisme sidéral.
2 – Romancier et plus encore nouvelliste, Daniel Walther est né en 1940. Révélé en 1965 dans les pages de la revue Fiction, il va très vite s’imposer durant la décennie suivante comme un des fers de lance de la fiction spéculative française, comme en témoigne notamment le très beau recueil Requiem pour demain (1976 ; réédition : Paris, Nouvelles éditions Oswald, série « Fantastique / Science-fiction / Aventure », 1982). C’est toutefois durant les années 1980 que l’écrivain va produire certaines de ses plus belles réussites en explorant une voie médiane entre science-fiction et fantastique psychologique, à commencer par Les Quatre saisons de la nuit (Paris, Nouvelles éditions Oswald, série « Fantastique / Science-fiction / Aventure », 1980), Cœur moite et autres maladies modernes (Paris, Nouvelles éditions Oswald, série « Fantastique / Science-fiction / Aventure », 1985) et Sept femmes de mes autres vies (Paris, Denoël, collection « Présence du futur », 1987).
3 – Né en 1941, Jean-Pierre Hubert s’est illustré dans le roman et la nouvelle. Il entre en littérature en 1975, avec une fiction spéculative violente, politiquement très engagée, dont témoignent notamment « V. V. », nouvelle publiée dans Les Soleils noirs d’Arcadie (op. cit., p. 199-218) et lauréate du Grand Prix de la S. F. française 1975, ou « Toucher vaginal », qui figure au sommaire de Banlieues rouges, une anthologie de Joël Houssin et Christian Vilà (Paris, Opta, collection « Nébula », 1976, p. 13-30.) À partir du début des années 80, l’écrivain évolue vers une inspiration plus onirique, parfois ouverte au fantastique, en même temps qu’il approfondit son travail sur la forme, comme l’illustre le recueil de nouvelles Roulette mousse (Paris, Denoël, collection « Présence du futur », 1987.)
4 – Nicolas Finet, « Jouanne, solitudes », 27 mars 1987 ; repris dans Le Monde. Dossiers et documents littéraires, Paris, n° 8, juillet 1995, p. 3.
5 – C’est le cas par exemple de Jacques Barbéri, entré en S. F. en 1974, il est l’auteur remarqué de nombreuses nouvelles publiées en revues et en collectifs. En 1985, il publie son premier recueil, Kosmokrim (Paris, Denoël, collection « Présence du futur », 1985), une des grandes réussites de la décennie. Les autres écrivains de Limite ont fait leurs débuts dans la littérature de S. F. au début des années 80. Au moment de la formation du groupe, en 1986, certains d’entre eux – Jean-Pierre Vernay, Lionel Evrard, et surtout, Frédéric Serva – ont encore peu publié ou de manière très confidentielle. En revanche, Francis Berthelot, Antoine Volodine et Emmanuel Jouanne ont à leur actif plusieurs romans au catalogue de grandes collections S. F., à commencer par « Présence du Futur » chez Denoël.
6 – Propos de Francis Berthelot recueillis dans Richard Comballot, « Visite de la boîte à chimères : entretien avec Francis Berthelot », Bifrost, Avon/Fontainebleau, Editions du Bélial’, n° 28, octobre 2002, p. 129.
7 – Ibid., p. 130.
8 – Limite [Francis Berthelot], « Préface », Malgré le monde, Paris, Denoël, collection « Présence du Futur », 1987, p. 9.
9 – Limite [Jean-Pierre Vernay], « Debout, les damnés de la terre », ibid., p. 61-73.
10 – Ibid., p. 67.
11 – Limite [Francis Berthelot], « Le Parc zoonirique », ibid., p. 119-132.
12 – Ibid., p. 124.
13 – Ibid., p. 131.
14 – Limite [Jean-Pierre Vernay], « Debout, les damnés de la terre », ibid., p. 73.
15 – Né en 1929 et à la tête d’une œuvre abondante de nouvelliste et de romancier où figurent plus d’un chef-d’œuvre, Philippe Curval, marqué entre autres par Raymond Roussel, Boris Vian et le Surréalisme, a fait ses débuts en littérature S. F. au milieu des années 50. Pour les membres de Limite, comme pour nombre d’auteurs de leur génération, il est l’initiateur, à l’aube des années 80, d’un renouveau de la science-fiction française avec son anthologie Futur au présent (Paris, Denoël, collection « Présence du Futur », 1978), qui a notamment révélé Jean-Pierre Vernay et Jean-Marc Ligny, et sorti de la confidentialité Serge Brussolo. Critique non conformiste, Curval fut l’un des très rares à accueillir Malgré le monde avec enthousiasme.
16 – Francis Berthelot, « La Symphonie inaccessible », in Max Lachaud et Lise N. (sous la direction de), Aux limites du son, nouvelles, illustrations de Jef Benech’, s. l., Editions La Volte, 2006, p. 131-143.
17 – Frédéric Serva, « Petites musiques entêtantes », ibid., p. 119-128.
18 – Jacques Barbéri, « Fais voile vers le soleil », ibid., p. 109-117.
19 – Philippe Curval, « Mes relattions avec Lugrustan », ibid., p. 47-73.
20 – Emmanuel Jouanne, « Expériences en sous-sol », ibid., p. 95-106.
21 – Emmanuel Jouanne, « Acrobaties hors de propos », ibid., p. 155-165.
22 – Emmanuel Jouanne, « Hospitalité », 1983 ; repris dans Cruautés, Paris, collection « Présence du Futur », 1987, p. 29-40.
23 – Emmanuel Jouanne, [Texte de présentation pour « Après-guerre »], Nouvelle Donne. Le Magazine de toutes les nouvelles, Ermont, n° 22, octobre 2000, p. 19.
24 – Jacques Barbéri et Emmanuel Jouanne, « Dies Irae », in Max Lachaud et Lise N. (sous la direction de), Aux limites du son, op. cit., p. 15-32.
25 – Ibid., p. 15.
26 – Ibid., p. 25.
27 – Ibid., p. 30-31.
28 – Au mur de la pièce dans laquelle se sont réfugiés Ruhe et ses amis, on peut voir des reproductions d’un Delvaux et d’ une atroce Poupée de Bellmer. (Ibid., p. 19.)
29 – Ibid., p. 20.
30 – Ibid., p. 17.
eric vauthier
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Aux limites du son (nouvelles publiées sousla direction de Max Lachaud et Lise N. Illustrations de Jef Benech’), éditions La Volte, 2006, 179 p. + 1 CD – 24,00 €. |
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