Aldous Huxley, Le meilleur des mondes

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes

Totalitarisme en porte-jarretelles

Alors que la science-fiction états-unienne connaissait son Golden Age durant la première moitié du XXe siècle, les horreurs de la Première Guerre Mondiale obligèrent le continent européen à considérer, quant à lui, la science avec une méfiance angoissée. Mise en œuvre cruelle des avancées technologiques issues de la deuxième industrialisation, avec ses gaz de combat, son aviation, son artillerie et ses chars d’assaut, la Grande Guerre engendra un traumatisme tel que les arts européens, en une tentative d’échapper à la réalité, s’épanouirent dans les mouvements cubiste et surréaliste.
Au sein du monde littéraire, la science-fiction du Vieux Continent, éloignée de l’influence de Gernsback et Campbell, s’imprégna alors d’un profond pessimisme. Dans ce contexte, les anticipations furent privilégiées puisque, sans même avoir l’impression d’écrire de la science-fiction et en refusant d’ailleurs toute assimilation au genre, elles permettaient de blâmer la science et ses usages. Et de la première moitié du siècle, l’Histoire ne retiendra pour la SF européenne que deux œuvres majeures d’écrivains britanniques : Le Meilleur des Mondes (1931) d’Aldous Huxley et 1984 (1949) de George Orwell.

Si ce dernier a puisé son inspiration dans le nazisme, le fascisme et le stalinisme pour décrire une société future gouvernée par un totalitarisme belliqueux et répressif, Huxley a projeté une société au totalitarisme sournois et séducteur dont le fondement repose sur une reproduction humaine gouvernée par la technique.
L’Europe de la première moitié du XXe siècle voit ainsi l’émergence d’auteurs de science-fiction qui s’ignorent – et qui refusent ce titre – s’ériger contre la science. Ce paradoxe peut s’expliquer par le fait que le genre science-fictif est celui qui, plus que tout autre, permet d’utiliser l’art littéraire comme substrat d’une réflexion plus profonde sur l’humanité, son devenir et son rapport avec la science.

Pour commencer, coupons court à toute possibilité de remise en question de l’appartenance du Meilleur des mondes au genre qu’est la science-fiction. Nous pourrions indiquer qu’il est considéré comme un classique par de nombreux ouvrages de référence : Annick Beguin, Les 100 principaux titres de la science-fiction ; Lorris Murail, Les Maîtres de la science-fiction ; Stan Barets, Le science-fictionnaire ; Gilbert Millet et Denis Labbé, La Science-fiction ; etc. Mais cela n’expliquerait en rien le consensus.
Dès les premières lignes, l’action se situe explicitement dans le futur : en l’an 632 après Ford, soit en l’an 2540 de notre ère. La chronologie inventée par Huxley pour décrire ce nouveau monde suffit déjà à rattacher l’œuvre au genre science-fictif. En prenant comme point de départ du calendrier la vie d’Henry Ford, la société futuriste opère non seulement une sacralisation de cet industriel réel et contemporain d’Huxley, mais établit également une scission entre deux ères temporelles distinctes, dont la plus ancienne est considérée, en une logique évolutionniste simpliste et linéaire, comme arriérée.

Inspiré par son frère Julian Huxley, biologiste partisan de l’eugénisme et du transhumanisme, et fort des découvertes génétiques croissantes depuis Gregor Mendel (1866), Huxley imagine ainsi une société dans laquelle la reproduction n’est plus une reproduction sexuée naturelle mais artificielle ; une reproduction par ectogenèse.
Ford étant l’inventeur de nouveaux principes d’organisation scientifique du travail, lesquels dominent toujours  l’industrie actuelle, Huxley fait ainsi appliquer le fordisme à la génétique, non pas pour permettre la production de biens de consommation mais d’êtres humains. Grâce à ce qui sera appelé, plus tard dans la réalité, la fécondation in vitro et le clonage (« procédé Bokanovski » et « technique de Podsnap » dans la fiction), la reproduction est élaborée en usine, dans le respect de la division verticale et horizontale du travail, de l’organisation en chaîne de montage et de l’impératif de standardisation tant des produits humains que de la procréation (en tant qu’elle est devenue une procédure technique). Les humains deviennent ergonomiques : conçus de manière à s’adapter parfaitement à leur tâche professionnelle comme à leur place sociale.

Mais l’an 632 de N. F. peut aussi, dans le livre, renvoyer au psychologue Sigmund Freud, père fondateur de la psychanalyse ayant révolutionné la conception du psychisme humain au début du XXe siècle dans la réalité. Dans la mesure où le Meilleur des mondes est fondé sur l’enseignement du dégoût de la viviparité, Freud est idolâtré et considéré comme le premier a « révélé les dangers épouvantables de la vie de famille » et ceux engendrés par la répression de la libido.
Ainsi, à la reproduction et la gestation artificielles standardisées s’ajoute le conditionnement psychologique et social assurant une « prédestination ». Par le « conditionnement Néo-Pavlovien » la société utopienne pratique les punitions positives (assimilation d’une chose ou d’un comportement à un stimulus aversif) dès les premiers mois de l’existence.

Huxley puise ici son inspiration dans les théories scientifiques de son époque : le béhaviorisme – et particulièrement  Pavlov qui formula la notion de réflexe conditionné en 1903, le déterminisme social et l’hypnopédie. Ces techniques permettent aux humains créés en laboratoire dans un « Centre d’Incubation et de Conditionnement » de répondre parfaitement au modèle de la caste hermétique à laquelle ils appartiennent, celles-ci formant une société hiérarchisée présentée et pensée par tous comme le triomphe du progrès rationnel et scientifique.  Ce conditionnement perdure tout au long de leur vie via les chansons et les publications des « Ingénieurs en Émotions » et autres « Bureaux de Propagande ».
Entre science et fiction, Huxley utilise également un abondant lexique technique et scientifique réel (de « morula » à « lupique » en passant par les vocables proposés par l’anatomiste Anders Retzius pour distinguer les humains selon leur indice céphalique) ou inventé (« bokanovskifier », etc.). De même, quelques autres ingrédients futuristes émaillent l’œuvre, tels les hélicoptères en remplacement des automobiles, les fusées en remplacement des avions ou encore le « cinéma sentant ».

Si Huxley refusait de considérer son œuvre comme faisant partie du genre science-fictif, c’est parce qu’il voulait que les lecteurs la comprennent comme la condamnation d’une science accomplie démesurément et parce qu’elle était davantage une réflexion sur la nature humaine. Or aujourd’hui, plus personne n’ignore que la prospective science-fictive et la philosophie forment  l’essence de la science-fiction.
Guy Bouchard [1], notamment, a démontré la conaturalité entre la démarche philosophique et la science-fiction, les deux disciplines étant toutes deux construites sur l’étonnement. Car l’écrivain et philosophe, en analysant les microsystèmes des romans de science-fiction, établit que le genre comporte 87 435 possibilités narratives, contre seulement 67 pour le roman réaliste. C’est précisément cette multiplicité d’univers qui permet au lecteur d’élargir son horizon de pensée et à l’auteur d’utiliser la science-fiction comme prétexte à la remise en cause d’institutions sociales accomplies ou en gestation grâce à l’amplification ou la distanciation.

Et ceci est d’autant plus vrai, écrit-il, pour l’utopie, dont nous reprenons ici la définition qu’il propose [2] , «  est une fiction qui présente, sur fond de critique explicite ou implicite de la société réelle, une société idéalisée positivement (eutopie) ou négativement (dystopie). » Pour Guy Bouchard, il est indéniable que la science-fiction et l’utopie se trouvent dans un rapport d’intersection dès lors que le thème sociopolitique idéalisé est rationalisé et fondé sur une anticipation implicite ou explicite. Or, l’affabulation placée ainsi au service des idées et, pour lui, ce qui se rapproche le plus du roman philosophique.
Le Meilleur des mondes, en tant qu’anticipation explicite s’enracinant dans les idées scientifiques de son époque interprétées et mises en application suivant un scientisme devenu profession de foi qu’elle se charge de remettre en question, est donc bien une œuvre de science-fiction.Comme il appartient à ce genre honni des intellectuels européens, certains critiques se sont plu à dire qu’Aldous Huxley était un piètre écrivain.

Michel Houellebecq, par exemple, notre désigné « meilleur écrivain français contemporain » par des éditeurs et publicistes qui ne laissent pas d’en chanter la gloire et les mérites, écrit dans ses Particules élémentaires : « Aldous Huxley est sans nul doute un très mauvais écrivain. Ses phrases sont lourdes et dénuées de grâce, ses personnages insipides et mécaniques […] Il a pu par ailleurs manquer de finesse, de psychologie, de style ».
Cela dit et outre la suffisance insolente dont il fait montre, son avis apparaît tout à fait risible pour quelqu’un qui, manifestement, n’a pas compris que cette œuvre était une dénonciation fondée sur l’ironie… Par ailleurs, si Houellebecq n’a pas saisi la tonalité de l’œuvre, il n’en a pas plus identifié la nature, Le Meilleur des mondes n’étant pas un roman psychologique mais bien un roman dramatico-idéique.

En tant que tel, son œuvre est le fruit d’une observation pertinente et audacieuse des avancées scientifiques de son époque et de leurs dérives possibles afin de dénoncer le culte positiviste d’une science qui a l’ambition de s’appliquer sur les vies humaines de la même façon que sur les biens de consommation au sens large (incluant les végétaux et animaux utilisés comme nourriture). Toutefois, Huxley ne manque pas d’habileté narrative et son style d’écriture n’est ni caractérisé par la pauvreté, ni par cette phraséologie ampoulée qui plaît aux pédants. Certes, son propos est intellectualisé, ses références sont abondantes et la redondance de Shakespeare frôle plutôt le plagiat que l’éloge.

En outre, la première lecture peut laisser penser qu’Huxley provoque quelques maladresses narratives lorsqu’il tente de briser le caractère trop didactique de la visite du Centre d’Incubation et de Conditionnement. Si cette présentation et nécessaire pour comprendre l’univers de la société utopienne, il y insère un duo comique (le Directeur et Foster) ainsi que la succession de plus en plus rapide et brèves de discours différents (monologue scientifique et historique, slogans, conversations futiles, fragment de leçons sentimentales, etc.). Plutôt que d’alléger le propos, ce montage créait une déplaisante confusion, et cette imbrication de personnages, de lieux et de points de vue se retrouve à d’autres moments (lors de la visite d’Eton par exemple). Mais cet effet d’étourdissement est précisément voulu par l’auteur.
Malgré ces quelques ambivalences, le reste du récit est cohérent et bien construit. La chronologie est linéaire, exceptée pour la présentation de Linda et John dont les résumés biographiques débutent par l’évocation d’un traumatisme, à l’instar d’un récit psychanalytique. Le point de vue est objectif et omniscient. La focalisation est variable, au gré des personnages et des actions, mais se concentre globalement sur Bernard Marx, Lenina Crown et John. Notons à ce titre l’habileté narrative dont fait preuve Huxley : en variant les focalisations, il accroît l’intensité dramatique de certaines scènes.

Le ton est comique ou oratoire et l’ironie se retrouve à tout niveau du récit. Comme nous l’avons vu, la chronologie choisie, par exemple, fait référence à Henry Ford mais permet également une paronomase avec le mot anglais « Lord » ce qui conduit au remplacement systématique des expressions impliquant Dieu (Lord) avec Ford. Dans la continuité du fordisme, le signe T devient l’emblème de la nouvelle religion par étêtement du signe de croix chrétienne, or Henry Ford fut célèbre pour son automobile baptisée Ford T. S’ensuivent de nombreuses allusions : la célébration du Tacot ; Big Ben devient Big Henry ; la gare Londonien Charing-Cross [3] devient Charing-T, etc.
Le titre même de l’œuvre, Brave New World, renvoie à La Tempête de William Shakespeare où l’expression est utilisée de manière ironique. Le traducteur Jules Castier a su rendre le même effet en renvoyant les lecteurs français à la littérature qu’ils connaissent : le « meilleur des mondes possibles » issu de Candide ou l’optimiste de Voltaire. Plus encore, il a très précisément saisi la teneur de la société utopienne d’Huxley car cette phrase, répétée comme une formule magique par Pangloss, assure un optimisme aveugle afin de faire accepter à quiconque la pire des situations…

Enfin, en ce qui concerne les personnages, ceux-ci manquent effectivement de profondeur et apparaissent quelque peu caricaturaux. Pourtant, là encore, il faut comprendre que l’effet est voulu par Huxley. Les personnages ne peuvent avoir de la profondeur psychologique. Ils ont été engendrés artificiellement, fabriqués comme des biens de consommation, conditionnés et programmés pour être ce dont le système social a besoin qu’ils soient pour perdurer, ni plus, ni moins.
Pour interdire le désordre et protéger la stabilité sociale, les Utopiens doivent être des robots dépourvus d’émotions, de sentiments ou d’idées personnelles, tout ce qui, en somme, menace le conformisme. Les protagonistes principaux sont, à des degrés variables, des sortes de déviants ou, pour reprendre l’expression courante anglaise utilisée par Huxley, « des chevilles rondes dans des trous carrés » [4].

C’est notamment le cas de Bernard Marx et Helmholtz Watson dont la déviance tient, pour le premier, d’un manquement, d’un surplus pour le second. Marx est plus laid que ce que n’autorise sa caste et sa frustration d’être considéré comme un paria génère une conscience accrue de son ego John le Sauvage est le grand déviant de l’œuvre. Éternel exclu, écartelé entre deux cultures différentes qui le rejettent, l’une étant présentée comme « primitive », la seconde comme « civilisée », aucune ne l’acceptera et John restera solitaire et incompris. Finalement, il nous fait penser aux enfants d’immigrés qui ne parviennent à s’intégrer dans aucune société, ni celle de leurs parents, ni celle qui les a vus naître, repoussés sans cesse pour leurs différences physique et culturelle.
Plus cruel encore est son sort en ce qu’il est de surcroît rejeté par sa mère. Il développe à ce titre quelques troubles psychologiques importants ; on songe notamment aux violences physiques qu’il exerce contre Lenina dès lors que son attitude frustre ses désirs. Toutefois, Huxley s’est peu intéressé aux conséquences psychologiques du manque affectif. Cela tient sans doute au fait qu’au moment où il écrit, la psychologie est une science naissante et que les idées éducatives sont encore fondées sur une discipline stricte et une certaine froideur relationnelle entre les enfants et leurs parents. Ignorant cela et influencé par Freud, Huxley ne mettra en avant qu’un complexe d’OEdipe assez grossier.
Néanmoins, l’histoire relationnelle entre la génitrice, Linda, et l’enfant, John, a le mérite de contredire la croyance en un « instinct maternel » de fait inexistant. C’est parce que Linda n’a jamais appris, de manière consciente ou non, à être mère et parce qu’elle a, au contraire, appris à détester les relations filiales, qu’elle ne peut apporter l’amour maternel à son fils indésiré et tenu pour responsable de son malheur.

On pourrait enfin reprocher à Huxley l’androcentrisme de son œuvre, s’il n’était pas banal pour son époque et habituel dans les œuvres de science-fiction de la première moitié du XXe siècle. Les personnages féminins sont peu nombreux et leur importance tient à celle de figurantes ou de faire-valoir. Lenina Crowne permet notamment à Huxley de démontrer les vices de cette société utopique. Même s’il tend de manière amusante à inverser les rôles traditionnellement dévolus aux genres sur la question des sentiments amoureux et des pulsions sexuelles, Lenina étant incapable de comprendre le romantisme de John, celui-ci fera plutôt l’effet d’une parade nuptiale simiesque : le mâle devant faire la preuve de son amour par une démonstration de force…
Pour toutes ces raisons et au contraire de ce que l’on a pu dire de lui, Huxley est loin d’être un mauvais écrivain et sa prose est similaire à celle des auteurs anglo-saxons : simple, fluide et claire. En outre, il a saisi avec justesse cette psychologie complexe générée différemment sur des personnages inégaux plongés dans un même contexte de conformité extrême niant l’individualité.  Si l’on reconnaît que ses personnages sont caricaturaux et peu approfondis c’est bien parce qu’ils sont des symboles éclairant ce roman d’idées.

L’exposé d’idées est nécessaire pour Huxley car son but est de faire découvrir au lecteur la société utopienne de l’année 2540, d’abord via « l’Administrateur Mondial » Mustapha Menier, lequel vante les mérites de cette organisation sociale présentée comme le « meilleur des mondes possibles », puis via John, l’Etranger, afin de – procédé littéraire bien connu – mettre en relief les vices et de jeter le doute sur le bien-fondé apparent et l’évidence de structures sociales normalisées. Le point ultime du roman en tant qu’exposé d’idées est d’ailleurs constitué par l’affrontement intellectuel entre ces deux protagonistes.
Société mondiale uniforme et rationalisée à l’extrême, fondée sur une économie de pacotille [5], elle obéit aux règles de sa devise planétaire, qui n’est pas sans rappeler la devise française : « Stabilité, Identité, Communauté ». La stabilité sociale est le premier impératif de l’administration mondiale utopienne. Comme nous l’avons vu, elle est assurée par une société pyramidale distinguée en castes hermétiques et hiérarchisées, elles-mêmes permises par l’ectogenèse eugénique et le conditionnement social.

Reprenant la pensée malthusienne [6], l’objectif affirmé est d’empêcher le déséquilibre qu’engendrerait une croissance supérieure de la population par rapport à une production de subsistance limitée. La référence à ces idées est explicite et les moyens de contraception sont appelés « exercices malthusiens ». L’identité désigne ici le fait d’être identique et non d’avoir une identité individuelle. Ainsi les membres des castes sont identiques entre eux et leur degré de développement physique et intellectuel est relatif à leur position sociale inférieure ou supérieure.
Les Semi-Avortons Epsilon Moins, par exemple, sont physiquement à peine humains et volontiers comparés à des singes et leurs facultés mentales leur permettent tout juste de s’acquitter des basses besognes, tandis que les beaux et grands Alpha Plus ou Moins sont voués à être des dirigeants.

De même, le principe de communauté est à comprendre au sens d’unanimité ; c’est l’anéantissement de l’individu dans la masse collective. Sentiment d’appartenance à un tout, le communautarisme est enseigné dès l’enfance par l’hypnopédie, les slogans, le culte de Ford et lors de « l’Office de Solidarité », sorte de parodie des cérémonies religieuses chrétiennes, destinés à renforcer rituellement le lien social. Cet office se conclut par une transe collective, avec le chant « Orginet-Porginet » scandé par la masse au son d’un tambour, et la solidarité se concrétise par une orgie et un retour au stade fœtal.
En exagérant les caractéristiques d’une société présentée comme une évolution à un stade de progrès ultime, Huxley cherche surtout à démontrer le conditionnement qu’exerce l’ordre sociopolitique sur l’individu au point d’aliéner totalement son esprit personnel. Le but de l’oligarchie est, en réalité et uniquement, de conserver sa domination tout en prétendant œuvrer pour le bien de l’humanité. À cet effet, elle se doit d’utiliser, non une force étatique flagrante mais bien une contrainte séductrice et diffuse. Par l’apprentissage de l’amour de la servitude, l’oligarchie s’assure d’obtenir de chaque individu une soumission volontaire.

Bien sûr, toute vie en société impose une conformité sociale qui aliène plus ou moins l’individu en ce qu’elle impose non seulement des conduites mais fabrique également des représentations mentales qui deviennent des évidences. Ainsi, la réserve du Nouveau-Mexique dans laquelle John grandit s’avère aussi fermée et contraignante que le Meilleur des mondes. À ce titre on notera les descriptions documentées d’un mode de vie non occidental volontiers attribué à des peuples jugés « primitifs ».
Dans la vallée de Malpai [7], la société constituée par les « sauvages » de la réserve est annoncée comme étant Zuni, mais elle relève plus d’un mélange de tribus pueblos et d’anciens peuples mésoaméricains. Le métissage se retrouve notamment dans la dénomination des drogues : peyotl est un terme nahuatl, mescal provient de la langue zuñi et soma, fameuse drogue tranquillisante sans effet indésirable et essentielle aux Utopiens, est un mot hindi désignant un narcotique utilisé par les anciens Hindous.

Si Huxley décrit avec assez de précision l’habitat et le syncrétisme religieux, le point de vue adopté est celui des Utopiens (Lenina et Bernard) de sorte que toutes les descriptions insistent sur le sort misérable et sordide des « sauvages » : économie de substance, absence de soin, souffrances et douleurs, superstitions idiotes, inconfort matériel, infériorité de la femme, monogamie et viviparité, etc. La « réserve à sauvages » renvoie bien sûr aux réserves états-uniennes localisées sur des terres stériles délaissées par le colonisateur, où les autochtones sont toujours parqués et subissent la pression d’un système socio-économique étranger et mondial qui les rejette et les paupérise.
Dans l’œuvre, la comparaison est identique, à la différence que cette réserve peut être visitée par les Utopiens afin qu’ils puissent constater de leurs propres yeux la misère d’une société « non-civilisée » caractérisée par l’absence de science et de leur faire passer ainsi définitivement toutes velléités contestataires.

À l’inverse du mythe du bon sauvage inventé par La Hontan au XVIIIe siècle, repris ensuite par Jean-Jacques Rousseau, Huxley décrit des « Indiens » hostiles et méprisants, qui rejettent les étrangers blancs. Sans doute n’a-t-il pas pris en compte le traumatisme qu’a laissé la colonisation sur les peuples autochtones mais, plus encore, le conditionnement engendré par le rejet actuel de la civilisation états-unienne sur les natifs, les poussant précisément à la méfiance et au racisme envers le colonisateur blanc.
Mais cette question n’intéresse pas Huxley. Ce qui importe pour lui, c’est de confronter les « sociétés primitives » et les « sociétés évoluées » et montrer que leurs contraintes sur l’individu sont identiques et que, en ce sens, aucune n’est plus évoluée que l’autre. John, situé entre deux sociétés dont il est exclu, en est la preuve. Il n’en demeure pas moins libre pour autant, conditionné qu’il est par le monde « sauvage » et le monde européen via une lecture fanatique de Shakespeare. Tragédie de l’intolérable altérité, Le Meilleur des mondes pose des questions sur le déterminisme et la liberté mais n’apporte qu’une réponse simpliste et pessimiste.

L’Histoire européenne n’a retenu de cette œuvre que la terreur des « bébés éprouvettes ». Que l’on se rassure, si les progrès de l’eugénisme réclament de sérieuses réflexions bioéthiques, la science-fiction n’a pas pris en compte le fait que l’utérus féminin est une nécessité absolue pour la gestation car le placenta demeure irremplaçable… Notre statut de mammifère n’est donc pas prêt à être modifié. En revanche, le réel sujet du livre, le totalitarisme, devrait bien plus nous inquiéter.
Tandis que les utopies anciennes étaient construites ex nihilo, les utopies de l’époque contemporaines se construisent à partir de l’observation de cette société en perpétuelle mutation dans une démarche prospective. Elles ne visent pas à plaider pour la mise en place d’une société idéale, mais au contraire à démontrer que toute tentative d’instauration d’une société idéale serait totalitaire, tout en tentant de prédire l’aboutissement possible des évolutions dont les écrivains sont les témoins. Or, effrayés par la science et son idolâtrie (le scientisme), les auteurs européens ne peuvent qu’imaginer une société future présentée comme meilleure s’avérant finalement être l’inverse de ce qu’elle prétend, soit une dystopie.

Quinze ans après la première édition, en 1946, Aldous Huxley ajoute une préface dans laquelle il écrit que la réalité s’annonce pire encore que les prédictions qu’il avait faites dans son œuvre. Il affirme également que les « livres sur l’avenir » [8] doivent s’appuyer sur des hypothèses réalisables. Or, au sortir de la deuxième Guerre Mondiale et après la chute de l’union soviétique, le capitalisme est triomphant et mondialisé.
C’est précisément ce que craignait Huxley : un monde fondé sur un hédonisme imbécile et creux que l’on comble par une consommation effrénée et illusoire ; des vies humaines standardisées asservies à une classe dirigeante ; un flot de propagande ininterrompu et multiforme ; le culte de la jeunesse, de la perfection et de l’artificiel ; le règne de la répression des revendications et de la dépression, soignées à coups de pornographie, de psychotropes légaux et d’alcool…

À l’occasion de la sortie de 1984, George Orwell envoie une copie de son livre à Huxley qui lui répond par courrier la même année, en 1949, que le tota­li­ta­risme agres­sif qu’il ima­gine dans son œuvre, dys­to­pie que Guy Bou­chard qua­li­fie pour cette rai­son de « noire», « ne pour­rait fonc­tion­ner indé­fi­ni­ment ». Pour maintenir sa domination économico-politique, « l’oligarchie régnante » utilisera au contraire des moyens de coercition séduisants afin de pousser la masse populaire à aimer un état de servitude dans lequel elle est maintenue sans même en avoir conscience.

C’est pourquoi Guy Bouchard qualifie la dystopie d’Huxley de « rose » : une dystopie qui se croit utopie ; un totalitarisme doux que le peuple chérit et ne songe même pas à remettre en question…

Le tort d’Huxley est de ne pas avoir pris en compte l’importance du système économique. Ainsi l’Utopie n’a pas de but apparent, elle est maintenue pour elle-même. En outre, pour lui, le danger était la science. Or, accuser cette dernière des malheurs de l’humanité serait aussi pertinent que d’intenter un procès contre une pierre qui serait tombée sur la tête de quelqu’un après qu’un autre l’ait poussée du pied depuis le sommet d’une montagne.
Le véritable et seul danger n’est-il pas l’ambition de l’enrichissement ? N’est-ce pas le système économique qui oriente la science dans une direction néfaste et qui engendre les caractéristiques sociales décriées par Huxley ? La science n’est qu’un moyen ; le scientisme une propagande ; la captation des richesses mondiales par une oligarchie, une finalité.

Finalement, l’assimilation erronée de la science-fiction au scientisme conjugué à la tonalité sombre et désabusée des auteurs européens a eu pour conséquence de décourager leur public, provoquant ainsi l’étiolement du genre dès le début du XXe siècle sur le Vieux Continent. Espérons qu’une nouvelle génération d’auteurs saura bientôt convaincre que la science-fiction est, selon les termes de Guy Bouchard, un « art de l’étonnement » afin de renouer avec son public.

sophie bonin

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (Brave New World), trad. Jules Castier, Plon, coll. « Pocket », 2005.



[1] Guy Bouchard, « Science-fiction, utopie et philosophie : l’art de s’étonner », in Philosophie et science-fiction, Vrin, 2000.

[2] Ibid. p. 54

[3] « Cross » signifie croisement, mais également croix.

[4] « round pegs in square holes »

[5]« Pseudo-maroquin », « para-bois », « succédané » et autres ersatz de nourriture.

[6] De l’économiste britannique du début du XIXe siècle, Thomas Malthus.

[7] « Badlands » en espagnol.

[8] À l’époque d’Huxley, l’anticipation était un genre naissant que seul Jules Verne avait exploité.

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