Des grandes figures oubliées de la Résistance
L’album commence à Marseille le 22 février 1944 à 5 heures du matin. Une femme et deux hommes courent dans les rues, tracent des Croix de lorraine et placardent sur l’affiche dénonçant les crimes du groupe Manouchian : Morts pour la France.
Puis le récit s’amorce sur Missak Manouchian, raconte son parcours depuis sa naissance dans l’Empire ottoman le 1er septembre 1906. Enfant, il voit son père fusillé, assiste à l’extermination de masse des Arméniens. Après la mort de faim de sa mère, son frère et lui sont recueillis par une famille musulmane. Ils sont emmenés de force par des religieux orthodoxes et placés dans un orphelinat.
Devenu jeune adulte, c’est son arrivée en France, ses divers engagements politiques jusqu’à sa rencontre avec Mélinée. C’est elle qui raconte alors ce qu’ils ont vécu, les actions menées avec les différents membres du groupe. Ils vont ainsi réaliser une centaine d’opérations armées et de sabotage, en région parisienne, durant l’été et l’automne 1943. Et ce sont les arrestations et la fin tragique des 23…
Ils sont 23 à être fusillés ce 21 février 1944. Ils faisaient tous partie des FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans – Main d’œuvre Immigrée). Présenté comme le chef d’une bande de criminels sur l’Affiche rouge placardée dans toute la France occupée — elle est tirée à 15 000 exemplaires -, Missak devient un symbole.
Depuis de nombreuses années, le scénariste tournait autour de l’histoire de ce groupe, ayant entendu parler de la dernière lettre de Manouchian, vu l’affiche. C’est lors de ses rencontres avec Madeleine Riffaud dont il scénarise le parcours de résistante que Jean-David Morvan (Madeleine, Résistante, deux tomes parus chez Dupuis 2021, 2023) qu’il décide de concrétiser son projet.
Se documentant à de très nombreuses sources dont il salue la disponibilité et le soutien, il propose de redonner vie à ces héros de l’ombre, ne se limitant pas à un seul individu. Il met en lumière le rôle des femmes qui, comme toujours, est minimisé, voire occulté. Et pourtant la vaillance ne leur faisait pas défaut. Il rappelle leur courage, comme celui de Golda Bancic qui, lors d’un contrôle, déclare au soldat allemand qui l’interroge sur le contenu de son panier : « Un pistolet automatique, trois chargeurs et des grenades, comme tout le monde. » Le soldat éclate de rire et la laisse passer avec les armes qui sont effectivement dans son sac. Celle-ci sera arrêtée, déportée et guillotinée à la prison de Stuttgart le 10 mai 1944.
Le travail graphique est partagé entre Thomas Tcherkézian et les membres du groupe The Tribe. Avec une charte mettant en valeur l’atmosphère des années horribles en Arménie, des années de plomb sous l’Occupation allemande, tous s’attachent à rendre des planches superbes. Le dessin aux traits énergiques, au découpage précis et enrichi de nombreux détails, à la mise en scène restituant avec brio les situations, attire irrésistiblement le regard.
Des portraits pleine page de trente personnes sont l’œuvre de Charlotte Lebreton et de Thomas Tcherkézian, des portraits voulus comme ceux de Harcourt, ce célèbre studio de photos des stars, pour redonner à ces combattants le statut qu’ils méritent.
Un cahier historique érudit de Thomas Fontaine relate l’histoire du groupe, illustré de documents authentiques dont la vue est poignante. Un grand bravo à Jean-David Morvan pour sortir de l’ombre ces soldats de l’ombre, ces combattants qui n’ont pas eu de chantres pour rappeler leurs combats, magnifier leur courage, leur audace, leurs actions.
Un album événement, un monument graphique à la mémoire d’oubliés.
serge perraud
Jean-David Morvan & Eloïse de la Maison (scénario), Thomas Tcherkézian & The Tribe (dessin, couleurs, lettrage, portraits), Thomas Fontaine (cahier historique), Missak, Mélinée & le groupe Manouchian, Dupuis, coll. “Histoire”, février 2024, 160 p. — 25,00 €.