Les trois charmes ou du journalisme comme un art subtil de la trahison
Janet Malcolm, écrivain et journaliste au New Yorker, a écrit ce livre il y a plus de 20 ans. Reflections : The Journalist and the Murderer rassemblait deux longs articles publiés en mars 1989. Outre-Atlantique il a été depuis lors repris, discuté, attaqué, critiqué et célébré tout à la fois pour devenir aujourd’hui un livre de référence, notamment des étudiants en journalisme. La Modern Library de Random House a cité cet ouvrage parmi les cent plus grandes oeuvres de nonfiction du XXe siècle. Les Editions François Bourin ont eu l’excellente initiative de le publier récemment au sein de leur jeune et jolie collection « Washington Square », consacrée aux grands classiques anglo saxons de nonf-iction (au sens général).
La publication française aussi tardive qu’importante de l’ouvrage a été accueillie par un succès critique manifeste. Le livre a été distingué par le premier prix aux dernières Assises Internationales du Journalisme et de l’Information. Dès juin 2013, Emmanuel Carrère saluait dans Le monde des livres cette histoire à trois étages comme un modèle de reportage. Trois étages,… récits emboîtés…, fils croisés… : tous ont salué la complexité des différents niveaux de l’enquête de Janet Malcolm. Pour ma part, je parlerais de récit gigogne, de poupée russe, d’une matriochka finement travaillée. Chacune des poupées s’ouvre sur une autre ; seulement là, dans la dernière poupée, il n’y a rien. Ce livre dont a eu un tel plaisir à ouvrir chaque figure repose sur un mystère irrésolu. Premier charme.
Comme tout roman policier que ce livre n’est pas, il commence par un crime. L’affaire MacDonald défraie la chronique judiciaire américaine depuis plus de 30 ans. La femme et les filles de ce médecin militaire ont été assassinées. D’abord innocenté par un tribunal militaire, puis condamné par un tribunal civil, Jeff MacDonald a toujours clamé son innocence. Les opinions sont divisées, les enquêtes journalistiques aussi. Dans le cadre de sa défense, lors du procès civil, il a tissé un lien fort et exclusif avec un journaliste célèbre, à l’époque un peu sur le déclin : Joe McGinniss. Une relation amicale, virile a uni les deux hommes…
Le livre de McGinnis était prévu pour présenter son ami sous un jour favorable. Fatal Vision l’a finalement décrit comme un dangereux criminel, un insensible sociopathe. Double trahison : celle d’une amitié et celle d’une relation de confiance entre un sujet et son journaliste. Le sujet criminel a alors porté plainte pour tromperie et violation de contrat… Nouveau procès qui s’est terminé à l’amiable au bout du compte : Jeff MacDonald a touché une beau pactole en reconnaissance du préjudice subi. Comment un homme condamné pour un crime terrible a-t-il pu par la suite bénéficier de la bienveillance et du soutien des membres d’un jury au point de passer du statut de criminel à celui de victime? Et le journaliste, au pays-roi de la liberté d’expression, devenir le mauvais garçon de l’histoire ? Il y a là un des coeurs majeurs de l’enquête captivante de Janet Malcolm.
Le livre est le résultat de cette enquête, témoins et protagonistes à l’appui, mais il est plus que cela. Deuxième charme. Il est une analyse des rapports entretenus entre les sujets et les journalistes qui les évoquent, qui les citent et les décrivent. Pour Janet Malcolm, la trahison est consubstantielle à celle relation qui, au mieux, n’est qu’un jeu de dupe, de manipulations réciproques. Les premières lignes de l’ouvrage ont, pour le monde des journalistes, eu l’effet d’une bombe : « Le journaliste qui n’est ni trop bête ni trop imbu de lui-même pour regarder les choses en face le sait bien : ce qu’il fait est moralement indéfendable. Il est tel l’escroc qui se nourrit de la vanité des autres, de leur ignorance ou de leur solitude ; il gagne leur confiance et les trahit sans remords. » C’est une journaliste qui l’écrit, avec un sens remarquable de la formule. Il fallait que ces lignes deviennent connues et reconnues en français aussi, servies par la belle traduction de Lazare Bitoun. Et Janet Malcolm ne se dédouane pas elle-même de ce rapport, lorsque par exemple MacGuinniss devient à son tour son sujet. Le récit est une mise en abîme étrange où les journalistes, le narrateur compris, deviennent acteurs d’un jeu plus encore que témoins.
Et à cette question morale – ou immorale — du lien qui unit les journalistes à leurs sujets, se greffe naturellement la position du lecteur et la question du lien qui l’unit à son tour à l’auteur du livre ou de l’article. Troisième charme. Quel contrat de vérité peut bien unir le lecteur à un auteur d’une non-fiction ? La réalité est forcément retranscrite ; le passage où Janet Malcolm décrit comment elle a retranscrit les extraits des entretiens enregistrés, pour qu’ils soient compréhensibles, est saisissant. Même dans le cadre d’un récit journalistique, attesté, appuyé sur les faits, la réalité est romancée de manière plus ou moins explicite et manifeste. Elle l’est par les choix, par l’agencement et l’ordre des phrases, par les mots. Le roman est une réalité tout autant qu’il rend compte. Mais Charles Bovary n’a jamais fait de procès à Gustave Flaubert. Jeff en a fait un à Joe. Dans le cadre d’une non-fiction, le contrat n’est donc juridiquement et socialement pas le même, même si du point de vue littéraire, les marges sont floues.
A partir d’un cas judiciaire et malgré tout anecdotique, Janet Malcolm parvient à nous dire ainsi des choses essentielles sur ce qui unit les humains à l’écrit, à ce qui est juste et injuste, et à ce qui est vrai et faux. « Ne pas croire ce que l’on nous dit va à l’encontre de nos instincts. Nous avons tendance à nous croire les uns les autres. » affirme-t-elle. Nous avons besoin d’histoires. Par son ouvrage, Janet Malcolm nous rend une part de liberté : celle de devenir inintéressants, c’est-à-dire celle qui permet de s’affranchir des structures romanesques qui guident parfois nos vies. Nous avons la possibilité de passer d’un roman à un autre. Nous ne sommes pas des personnages, hélas ! tellement moins lisibles qu’eux.
camille aranyossy
Janet Malcolm, Le journaliste et l’assassin, Editions François Bourin, coll « Washington Square », Paris, mai 2013, 218 p. — 20,00 €.