Méfions-nous des dormeuses. Surtout celle de ce livre qui d’emblée est réveillée pour faire un point physique et mental sur son lieu et sa propre existence : “dans l’ombre menthe” les lointaines feuilles traversent la vitre ancienne et sont déformées par son verre. Mais il y a “pire”. Car, et autre constat plus alarmant, “L’amant est parti le soir même. Avant le dîner. Après une scène de spaghettis cuits. Versés sur sa tête.“
Mais que ce soit pour cause de colère, alcool, ou dépit, “Cette fois risque d’être la dernière. La jeune femme remonte le drap Même si une question demeure “Comment se séparer de ?”, ce qui par rebond en engage une seconde : Est-elle piégée ?
Le tout va se poursuivre dans une écriture un rien et délicieusement baroque et veloutée où se glisse humour, un certain tragique et une volupté soulignés par des points de repère astucieux et perfides. Plus dystopiques que les trois qui le précèdent, ce quatrième roman poursuit sans doute l’histoire arrêtée dans “Bien le temps d’être libre ?”.
Celui-ci commence en 1995 et court jusqu’en 2105. Histoire non seulement de jouer de l’anticipation mais de prouver que le temps lui-même est une illusion. Il se contracte et court à sa guise en ce qui devient en tant que fiction un mémorial loufoque — mais pas que.
La narratrice balance entre micros-histoires passées et àvenir mais aussi cosmiques. Une telle héroïne est-elle fragile ? Pas vraiment car elle traverse le quotidien avec ses compagnons, interrogeant leurs métamorphoses et les siennes jusqu’à sa disparation dans un monde de science-fiction… Si bien que l’autofiction prend une visée exponentielle.
On s’en réjouit d’autant que l’auteure s’en donne à cœur joie a moment où son érudition sert de belle leçon de conduite farcesque mais traque aussi une mémoire fugitive de l’humain obsédé par l’archive.
D’où ce subtil assemblage où le vrai et le faux comme le général et le particulier se conjuguent non seulement pour le plaisir de lecture mais afin de créer par l’imaginaire un acte de résistance contre l’oubli et face à un tyrannie sociétale en devenir. Le travail sur les mots et la langue est ici génial en ses hybridations, le tout entre témoignage, confession, justification, douteux journal intime, vraie fiction.
La folie devient la maîtresse de cérémonie de cette fiction et de l’existence qu’elle rameute au nom de l’art, de la vie, de la littérature, de l’amour et de la démesure.
En divers ilots phrastiques ou mouvements plus amples et poétiques farcis de détails souvent insolites, cette histoire reste autant une tentative de comprendre ce qui échappe que de tomber dedans au nom de prétendues archives que de scènes érotiques dont Elisabeth Morcellet ne fait pas qu’ouvrir les interstices. Elle va droit dedans comme d’ailleurs dans l’étrangeté d’être encore vivant, humainement, collectivement planétairement.
C’est pourquoi dans son “Un” l’héroïne cultive le multiple. Elle est bien le double de sa créatrice aussi savante que zélée dans l’humour et la grâce. Celle-ci n’est pas sanctifiante et c’est ce qui en fait le prix.
jean-paul gavard-perret
Elisabeth Morcellet, Vivre jusqu’au futur, Editions Douro, collection Présences d’écriture, Chaumont, 2024, 240 p.- 20,00 €.