Elisabeth Morcellet, Vivre jusqu’au futur

Hors du monde, dedans

Méfions-nous des dor­meuses. Sur­tout celle de ce livre qui d’emblée est réveillée pour faire un point phy­sique et men­tal sur son lieu et sa propre exis­tence : “dans l’ombre menthe” les loin­taines feuilles tra­versent la vitre ancienne et sont défor­mées par son verre. Mais il y a “pire”. Car, et autre constat plus alar­mant, “L’amant est parti le soir même. Avant le dîner. Après une scène de spa­ghet­tis cuits. Ver­sés sur sa tête.
Mais que ce soit pour cause de colère, alcool, ou dépit, “Cette fois risque d’être la der­nière. La jeune femme remonte le drap Même si une ques­tion demeure “Com­ment se sépa­rer de ?”, ce qui par rebond en engage une seconde : Est-elle piégée ?

Le tout va se pour­suivre dans une écri­ture un rien et déli­cieu­se­ment baroque et velou­tée où se glisse humour, un cer­tain tra­gique et une volupté sou­li­gnés par des points de repère astu­cieux et per­fides. Plus dys­to­piques que les trois qui le pré­cèdent, ce qua­trième roman pour­suit sans doute l’histoire arrê­tée dans “Bien le temps d’être libre ?”.
Celui-ci com­mence en 1995 et court jusqu’en 2105. His­toire non seule­ment de jouer de l’anticipation mais de prou­ver que le temps lui-même est une illu­sion. Il se contracte et court à sa guise en ce qui devient en tant que fic­tion un mémo­rial lou­foque — mais pas que.

La nar­ra­trice balance entre micros-histoires pas­sées et àve­nir mais aussi cos­miques. Une telle héroïne est-elle fra­gile ? Pas vrai­ment car elle tra­verse le quo­ti­dien avec ses com­pa­gnons, inter­ro­geant leurs méta­mor­phoses et les siennes jusqu’à sa dis­pa­ra­tion dans un monde de science-fiction… Si bien que l’autofiction prend une visée expo­nen­tielle.
On s’en réjouit d’autant que l’auteure s’en donne à cœur joie a moment où son éru­di­tion sert de belle leçon de conduite far­cesque mais traque aussi une mémoire fugi­tive de l’humain obsédé par l’archive.

D’où ce sub­til assem­blage où le vrai et le faux comme le géné­ral et le par­ti­cu­lier se conjuguent non seule­ment pour le plai­sir de lec­ture mais afin de créer par l’imaginaire un acte de résis­tance contre l’oubli et face à un tyran­nie socié­tale en deve­nir. Le tra­vail sur les mots et la langue est ici génial en ses hybri­da­tions, le tout entre témoi­gnage, confes­sion, jus­ti­fi­ca­tion, dou­teux jour­nal intime, vraie fic­tion.
La folie devient la maî­tresse de céré­mo­nie de cette fic­tion et de l’existence qu’elle rameute au nom de l’art, de la vie, de la lit­té­ra­ture, de l’amour et de la démesure.

En divers ilots phras­tiques ou mou­ve­ments plus amples et poé­tiques far­cis de détails sou­vent inso­lites, cette his­toire reste autant une ten­ta­tive de com­prendre ce qui échappe que de tom­ber dedans au nom de pré­ten­dues archives que de scènes éro­tiques dont Eli­sa­beth Mor­cel­let ne fait pas qu’ouvrir les inter­stices. Elle va droit dedans comme d’ailleurs dans l’étrangeté d’être encore vivant, humai­ne­ment, col­lec­ti­ve­ment pla­né­tai­re­ment.
C’est pour­quoi dans son “Un” l’héroïne cultive le mul­tiple. Elle est bien le double de sa créa­trice aussi savante que zélée dans l’humour et la grâce.  Celle-ci n’est pas sanc­ti­fiante et c’est ce qui en fait le prix.

jean-paul gavard-perret

Eli­sa­beth Mor­cel­let, Vivre jusqu’au futur, Edi­tions Douro, collec­tion Pré­sences d’écriture,  Chau­mont, 2024, 240 p.- 20,00 €.

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