Valéry Molet ou l’art de l’infini de la petitesse mise à jour (L’appel des décombres )

Entre­tien avec Valéry Molet au sujet de son ouvrage L’appel des décombres.

 

Bon­jour, Valéry Molet, vous avez écrit une ving­taine d’ouvrages : recueils, romans, nou­velles, pour­quoi vous êtes-vous lancé dans l’écriture d’un essai sur le romanGilles de Drieu la Rochelle et l’avoir inti­tulé L’appel des décombres ?

Effec­ti­ve­ment, c’est un pre­mier essai que je dois à Auré­lien Lemant, le direc­teur de la col­lec­tion « pour­quoi je lis … » aux édi­tions du Feu sacré. Il m’a pro­posé d’écrire un essai. C’est un exer­cice à la fois for­mel et libre puisque le for­mat est iden­tique pour tous les livres. J’ai trouvé cela amu­sant. La lit­té­ra­ture doit être un jeu, sinon cela res­semble à de la consti­pa­tion ou à une dra­ma­tur­gie aca­dé­mique. Cet essai sur Drieu n’a rien d’universitaire. C’est un échange libre entre un mort et un sur­si­taire. Dans cette pers­pec­tive, L’appel des décombres va de soi, même si, quand on a l’esprit caus­tique, on peut déchif­frer le titre comme une annon­cia­tion ou une pro­messe vers le tractopelle.

Oui mais pour­quoi Drieu, vous qui aimez plein d’autres auteurs ?

Il fal­lait bien en choi­sir un et je n’allais pas lan­cer un concours Lépine. J’ai choisi Drieu parce que c’est le contraire de la lit­té­ra­ture mini­ma­liste d’aujourd’hui. J’aime ce que Maxi­mi­lien Friche dit de la dif­fé­rence entre les écri­vains et les écri­vants. Ces caté­go­ries peuvent être sous-catégorisées à l’infini. On peut ajou­ter les écri­vaillons pour qui la lit­té­ra­ture est une rédac­tion dans laquelle on raconte ses vacances. Drieu est le contraire de cette sous-charge lexi­cale et gram­ma­ti­cale. Et puis cette mode de la sexua­lité contrainte, c’est insup­por­table : raconte ton viol, ton inceste, ta sexua­lité !
Dans les années 60, c’était la condi­tion ouvrière. Aujourd’hui, c’est le trou de balle sur un mode tel­le­ment sim­pli­fié qu’on a le sen­ti­ment que les dic­tion­naires n’ont que deux pages. Les ouvriers existent tou­jours, mais on n’écrit plus des­sus. Les livres mini­ma­listes dis­pa­raî­tront de la même façon. Ce que j’aime dans
Gilles, c’est l’écriture baroque, avec des adjec­tifs et des conjonc­tions de coor­di­na­tion, c’est la pen­sée de Drieu qui ne se résume pas à la déca­dence.
Drieu c’est un peu le type qui a le ver­tige mais qui se penche tout de même à 300 mètres de hau­teur, juste pour
voir l’effet que cela fait. C’est parce qu’il est presque sûr de tom­ber qu’il grimpe. L’ascension équi­vaut à la dégrin­go­lade. Tout est para­doxal et ambi­guë. Drieu est à la lit­té­ra­ture ce que Zvia­guint­sev est au cinéma : c’est sans mélo­drame mais émou­vant, c’est l’infini de la peti­tesse mise à jour, c’est beau et élé­gam­ment triste. Comme tous les grands romans, Gilles est un roman non roma­nesque, une sor­tie de grotte qui mène à une rue sans issue, sauf si l’on consi­dère l’impasse comme un salut.

A quels écri­vains pensez-vous, ceux que vous appe­lez les « mini­ma­listes » du minimum ?

Je ne cite que ceux que j’aime. Jamais ceux que je n’aime pas. Mais à l’allure où nous sommes, Joe Das­sin ne ferait pas rou­gir le Nobel. La lit­té­ra­ture est sou­vent ridi­cule, par­fois, c’est même une pra­tique ama­teur dans un cham­pion­nat où le nar­cis­sisme n’a pour limite que l’amour de soi.

Et le Drieu fasciste ?

Ah je m’y atten­dais. Le fas­cisme, c’est le social des imbé­ciles pour paro­dier Bébel, pas l’acteur. Autant le seul régime accep­table est la social-démocratie (grâce à elle, on peut ne pas s’occuper de poli­tique), autant la social-démocratisation de la lit­té­ra­ture est un drame. Les bons sen­ti­ments font un retour en force avec cette lit­té­ra­ture du rien « sexuel » dou­blonné par le néant de l’écriture. Le Drieu fas­ciste ne m’intéresse pas. Je pense que, au fond, cela ne l’intéressait pas non plus.

Qu’est-ce qui vous plaît tant dans le per­son­nage de Gilles ?

C’est son aspect cul entre deux chaises. Il aime et il n’aime pas. Il veut la guerre et il ne la désire pas. Il rentre en poli­tique sans l’apprécier. C’est un Assis debout, un ban­quier anar­chiste, une ter­reur qui fait sou­rire. On a tou­jours un double lit­té­raire. J’oscille entre Gilles et Oblo­mov, le je ne sais pas trop et l’aquoiboniste. Il y a chez lui un drame dénué de talent qui me res­semble. Il est com­posé de ce qui le décom­pose. C’est un joueur qui perd sans arrêt car l’intérêt qu’il a à perdre est plus gran­diose que la vic­toire sur soi.
J’aime son carac­tère fait d’indécision, de contem­pla­tion iro­nique et de recherche inas­sou­vie d’échappatoire. Tout doit lui échap­per : l’argent, les femmes, la poli­tique, son propre des­tin. C’est le désa­mour fait homme en même temps qu’un sen­ti­men­tal hon­teux. Il est à lui seul cette cita­tion de Dide­rot : « Nous n’avons, pour nous conso­ler de la perte de notre inno­cence, que la perte de nos illusions ».

Com­ment définiriez-vous votre manière d’écrire, votre style, si l’on consi­dère que le style c’est l’homme ?

Tout d’abord, je ne raconte pas mes vacances ni mes petits pro­blèmes d’érection. Je ne suis pas un rédac­teur. J’aime cir­cu­ler entre le roman pica­resque, la fré­né­sie baroque et le flam­boyant, là où l’adjectif est dur et enve­nime. Mes sty­listes pré­fé­rés sont Léon Bloy, Mar­cel Moreau, Bar­bey et Dide­rot. J’adore Hra­bal et Esse­nine. Parmi les vivants, Sta­siuk, Friche et Denise le Dan­tec entre autres. Le style, ce n’est pas ali­gner un sujet, un verbe et un com­plé­ment. Quand on n’a pas de monde à soi, le style se meurt. Quand il n’y a pas de style, on se rue sur l’anecdote, le fait divers et le bêle­ment. Et quand un mou­ton bêle sans style, il est rare que le trou­peau s’abstienne. Sans créa­tion de décombres en soi, le style est une chimère.

Quels sont vos pro­chains livres ?

Je sors en même temps que L’appel des décombres, pour­quoi je lis Gilles de Drieu la Rochelle, un livre com­posé presqu’exclusivement d’injures Injures pré­cé­dant un amour légen­daire : c’est un recueil de nou­velles où le dithy­rambe d’insultes est roi sans sor­tir vic­to­rieux de son com­bat contre l’amour. C’est drôle et jouis­sif, je crois. Par ailleurs, je tra­vaille à un autre roman Les très riches heures du sombre men­diant, à un recueil de poé­sies L’extrême limite de la nuit qui sera « pré­facé » par l’admirable Jean-Pierre Otte (à qui je dois le titre) et à un livre d’artistes avec Jacky Essi­rard que j’apprécie beau­coup. Enfin en tant qu’éditeur, les édi­tions sans escale font paraître Myette Ron­day, Anna Jouy et San­drine Lascaux. 

Pro­pos recueillis par lelitteraire.com le 10 décembre 2023.

1 Comment

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One Response to Valéry Molet ou l’art de l’infini de la petitesse mise à jour (L’appel des décombres )

  1. Elisabeth Morcellet

    Belles répar­ties !
    La Bre­tagne en leit­mo­tiv ça ne fait pas un peu: mes vacances, mes pro­me­nades, mon désir avec ou sans l’autre ?
    Pas un poil de Nar­cisse en moi-je , dans ce miroir immergé de l’océan ?
    Paille poutre…
    Alors vive la lec­ture d’autrui !
    “Quand on n’a pas de monde à soi, le style se meurt. “
    Abso­lu­ment en accord Valéry

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