Depuis plus de dix ans, Claire Gratias enchante le public avec des romans où la trame policière se teinte de fantastique, où l’anticipation vient se mêler aux problèmes de notre société, à ceux que rencontrent et que vivent les jeunes adultes, son lectorat privilégié.
Dernièrement, elle a signé, avec Le signe de K1 (Syros – 2010/2011) un remarquable diptyque où elle introduit un lien avec un futur menacé par la montée irrémédiable des eaux. Elle est revenue, en octobre dernier avec Orphans, une trilogie où elle joue avec les univers parallèles.
Un entretien avec la romancière s’imposait avec la parution récente du tome deux où l’intrigue prend une ampleur inattendue.
Vous prenez, comme point de départ pour l’intrigue de votre trilogie, la révolte d’un adolescent à qui ses parents refusent de satisfaire une demande. C’est une situation assez habituelle, une situation que nombre de jeunes et de parents connaissent. En quoi la vôtre diffère-t-elle ?
C. G. : Marin est en effet en colère contre ses parents et contre sa sœur, dont il attendait davantage de soutien. Du coup, il part de chez lui un matin en lançant cette phrase terrible : “Il y a des jours où on aimerait être orphelin et fils unique !” Or, quelques heures plus tard, il va se retrouver dans une situation incompréhensible, en perte totale de ses repères habituels et découvrir qu’il est effectivement devenu orphelin et fils unique… Il va donc prendre la mesure de la valeur des mots, comprendre que certaines paroles ne doivent pas être prononcées à la légère, et, ensuite, apprendre à assumer la responsabilité de chacun de ses actes.
Pourquoi avoir retenu Orphans, le terme anglais d’orphelin, comme titre ? Pourquoi choisir des orphelins ? Ceux-ci ont-ils un rôle important à jouer dans votre intrigue ?
C. G. : Depuis les grands romans du XIXe siècle jusqu’au célèbre petit sorcier anglais, les personnages d’orphelins ont connu un franc succès car ils sont particulièrement parlants pour les lecteurs adolescents. Ils incarnent en effet un désir inconscient, non avoué, par lequel passe chacun de nous à cet âge-là, celui de se débarrasser des parents afin d’avoir le champ libre. Zac, le “méchant” de l’histoire, a bien compris ce mécanisme et va l’utiliser habilement pour manipuler les trois adolescents et les attirer dans un piège machiavélique. Du coup, les trois jeunes vont être précipités dans une succession d’aventures et d’épreuves de plus en plus dangereuses qui vont revêtir un caractère initiatique. Ils en ressortiront transformés et n’auront plus du tout le même regard sur la famille, ni sur leur place au sein de celle-ci.
J’ai privilégié l’emploi du terme anglais car il est plus mystérieux et ses sonorités le rapprochent d’Orphée, or les jeunes héros vont vivre une sorte de descente aux enfers, symboliquement parlant tout au long de ces trois romans.
Vous utilisez, pour votre trilogie, les univers parallèles. Aimez-vous cette idée qu’il y a, peut-être, d’autres Terre qui ressemblent à la nôtre, dans d’autres dimensions ?
C. G. : Pas à proprement parler d’autres planètes Terre, mais d’autres dimensions de la réalité, oui, certainement. Il n’y a qu’à s’intéresser un peu à la physique quantique pour être persuadé que notre perception du réel est très limitée ! Nous vivons à une époque où beaucoup de notions auxquelles on croyait dur comme fer sont remises en question : la loi de cause à effet, la fameuse “flèche du temps”, etc. Je trouve cela fascinant !
Qu’est-ce qui déclenche, pour vous, l’idée d’une nouvelle histoire ? Est-ce une situation vécue ? Une phrase entendue ? La lecture d’un fait quelconque ?
C. G. : Désolée, je n’en ai aucune idée ! À un moment donné, quelque chose se met en route en moi, il devient urgent de l’écrire, alors je laisse faire, c’est tout. Mais je ne cherche pas à savoir d’où ça vient, cela ne m’intéresse pas beaucoup, en fait ! J’aime regarder devant et non pas en arrière, ce qui m’intéresse, c’est où tout ça va me mener et non d’où c’est parti…
Quel a été l’élément, ou les éléments, qui vous ont inspiré Orphans ?
C. G. : J’avais envie d’aborder un sujet qui me préoccupe depuis longtemps : les nouvelles approches du corps et de la médecine (thème que j’avais déjà abordé dans Le Signe de K1) en lien avec les nouvelles technologies et les dérives diverses que cela peut entraîner, en l’occurrence le transhumanisme. De là est né le personnage de Zac, savant génial aveuglé par son désir fou de vaincre la maladie et la mort, qui met au point une machine révolutionnaire mais en vient à tuer des gens pour en sauver d’autres…
Qui, de l’intrigue ou des personnages, s’impose d’abord à vous ? Est-ce un des héros, est-ce l’action ou est-ce une combinaison des deux ?
C. G. : Pour commencer, je bâtis les grandes lignes de l’intrigue, “C’est l’histoire de X, à qui il est arrivé ceci, qui voudrait cela et à qui il va arriver ça”. Ensuite, je précise qui est X, où il vit, j’écris les grandes lignes de sa bio, j’imagine son entourage familial, amical et social et je le “travaille” à la manière d’un sculpteur, tâchant de lui donner un maximum de relief et d’épaisseur. Car je suis persuadée que même avec une bonne idée d’histoire, si les personnages sont falots, communs ou inconsistants, le roman ne fonctionne pas. Je bâtis donc l’ensemble en opérant de constants allers et retours entre les grandes lignes de l’intrigue et la psychologie des personnages, les deux étant indissociables et étroitement imbriqués.
Comment construisez-vous vos romans ? Avez-vous une trame précise, un plan détaillé ou simplement avez-vous un fil conducteur, une conclusion, et laissez votre imagination élaborer les péripéties et les rebondissements au fur et à mesure de l’écriture ?
C. G. : Je pars d’une ligne générale : je prends des personnages à un point A et je décide de les emmener à un point B. Entre les deux… je tricote je veux dire par là que les choses s’élaborent au fur et à mesure. Je suis incapable d’établir un plan détaillé à l’avance. Si je le faisais, je ne trouverais plus aucun intérêt à écrire le roman. Ce qui me passionne, c’est de placer les personnages dans une situation critique et de voir comment ils vont se dépatouiller…
Vous avez constitué une galerie de personnages conséquente. Aimez-vous, ainsi, créer de multiples intervenants ?
C. G. : Oui, j’ai eu beaucoup de plaisir à écrire un roman choral. Je l’avais déjà fait avec Le Signe de K1 où l’on suit la trajectoire de plusieurs personnages dont les destins et les cheminements s’entrecroisent. J’aime assez cette idée selon laquelle nous sommes tous liés et interdépendants les uns des autres. Il n’y a pas de véritable destin individuel, nous interagissons constamment et nos actes et décisions sont influencés non seulement par les vivants qui nous entourent, mais aussi par ceux qui nous ont précédés.
Arrivez-vous, toujours, à vous faire obéir de vos personnages ou, parfois, ceux-ci prennent-ils des libertés que vous n’aviez pas envisagées ?
C. G. : J’aime leur laisser un peu la bride sur le cou et les observer, vous l’avez compris. Quelquefois, ils me surprennent ou m’amusent, il peut arriver aussi qu’ils m’agacent. Marin, le héros d’ Orphans, m’a souvent énervée, avec son côté fainéant et égocentrique. Par moment, je lui aurais bien botté le train à celui-là !
Vous mêlez presque toujours, enquête de type policier à des situations de science-fiction ou de fantastique. Pourquoi ce choix ? Pour quel genre avez-vous une prédilection ?
C. G. : Ce qui me plaît dans l’écriture, c’est de brouiller les pistes. D’où mon goût pour le mélange des genres, car je n’ai pas “un” genre de prédilection, mais plusieurs. Ce qui m’intéresse, c’est d’aller explorer le maximum de pistes possible.
Vous jouez beaucoup, dans vos livres, avec les anagrammes. Avez-vous une attirance particulière pour cette figure de style, ce jeu avec les lettres, voire avec les mots ?
C. G. : Certainement ! Je dois posséder un côté oulipien sans le savoir… Dans Le Signe de K1 (où l’on peut entendre “Caïn”) j’ai inventé une maladie mortelle baptisée “ABEL syndrome”, je ne vous fais pas de dessin… Dans Orphans, on découvre bientôt que Zacharie Speruto et Zachaire Proteus ne font qu’un. “Proteus” renvoie bien sûr à “Protée”, dieu doté du pouvoir de métamorphose, capable de prendre toutes sortes de formes. J’aime parsemer ainsi mes romans de petites fantaisies de ce genre, sorte de petits cailloux semés à l’intention de ceux qui, comme moi, sont des amoureux du langage.
Avez-vous déjà écrit des trilogies ? Ce format littéraire vous semble-t-il approprié pour développer vos histoires ?
C. G. : En fait, Orphans est ma première trilogie. J’ai commencé par un diptyque avec Le Signe de K1, c’est là que j’ai découvert le plaisir de s’installer dans une narration plus longue. De là est née mon envie de passer de deux volumes à trois. Pour le projet Orphans, je savais que je m’attaquais à quelque chose de complexe. En effet, il ne suffit pas d’écrire deux suites à un roman pour en faire une trilogie ! Dès le départ, j’ai mesuré l’importance de la structure, de la conception d’ensemble, qui exige beaucoup de rigueur, de méthode et d’organisation. Car le travail de construction, par rapport à un one-shot, n’est pas multiplié par trois, mais par quatre : construction du tome 1 / construction du tome 2 / construction du tome 3 / + construction de l’ensemble.
Ce qui a justifié mon souhait de m’y coller malgré tout, c’est l’envie, une fois que j’aurais créé un univers, des personnages et fait démarrer l’action, de cheminer avec eux un bon bout de temps, de les pousser un peu plus loin que d’habitude, d’approfondir l’exploration de leur potentiel romanesque. C’est un plaisir qui est proche de celui du lecteur qui, une fois qu’il s’est attaché à des personnages, n’a pas envie de les quitter. En trois tomes, on a le temps de faire mieux connaissance avec les personnages et de les placer dans une plus grande variété de situations. Ça permet davantage de “voir ce qu’ils ont dans le ventre”.
Dans Orphans, vous faites fréquemment référence à l’hippocampe. Pourquoi ce choix ? Cet animal marin a-t-il des vertus particulières que vous appréciez particulièrement ? Votre histoire a-t-elle un lien avec cette partie du cerveau dénommée l’hippocampe ?
C. G. : Je trouve ce petit animal marin absolument fascinant, tant d’un point de vue biologique que par son esthétique. Il est également intéressant sur le plan symbolique. Dans l’Antiquité, il figurait parmi les « monstres marins », êtres hybrides mis en rapport avec l’évocation de l’au-delà. Ainsi, l’hippocampe décorait fréquemment les sarcophages ou les stèles funéraires. Créature aquatique, sa présence correspondait à la conception que les Anciens avaient de l’Univers : la limite du monde connu était marquée par l’océan qui était aussi une frontière entre le monde des vivants et celui des morts. Ici, c’est justement au cœur du « Seahorse Institute » (“seahorse” est le mot anglais pour “hippocampe”) que se trouve le passage entre les deux univers… Or, Zac est un spécialiste du cerveau et la partie de celui-ci que l’on nomme “l’hippocampe”, est celle sur laquelle il concentre ses travaux. Rien n’est donc dû au hasard.
Pourquoi avoir choisi La Rochelle comme décor principal de votre récit ? Est-ce une ville qui, par son ambiance, son histoire, est propice à la création de fictions ?
C. G. : J’ai choisi La Rochelle car c’est une ville de ma région et que j’y suis particulièrement attachée, depuis longtemps. Et il est vrai que tant sa situation géographique que son patrimoine historique la rendent propice à devenir le théâtre d’une fiction romanesque. Je trouve que c’est un décor fabuleux. On en mesurera d’ailleurs l’importance dans le troisième et dernier tome !
Vous faites, dans vos livres, de nombreuses références à la Bible et aux mythologies. Le choix de Zacharie pour baptiser votre méchant est-il le fruit du hasard ?
C. G : J’aime que mes romans s’appuient sur un fonds commun de connaissances, d’histoire et de symboles. D’où un certain nombre de références à ce qui fonde notre culture (comme, par exemple, l’allusion aux quatre vertus cardinales). En ce qui concerne Zacharie, son nom vient de l’hébreu zakhor, qui signifie “souviens-toi”. On se rendra compte, dans le 3e tome, à quel point Zac est hanté par un souvenir qui a conditionné toute sa vie. Ce qui nous renvoie à l’hippocampe qui, dans le cerveau, est le siège de la mémoire…
Le second tome d’Orphans est paru en octobre. La publication du troisième est prévue pour le printemps 2014. Avez-vous, déjà, d’autres livres en cours d’écriture ? Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
C. G. : Oui, plusieurs projets en cours, dans la même veine qu’Orphans et Le Signe de K1 (qui pour moi, sont cousins), mais je pense que mon prochain roman sera plutôt un “one-shot”. Après un diptyque et une trilogie, j’ai besoin de reprendre mon souffle ! Affaire à suivre, donc…
serge perraud
présentation et entretien réalisés par serge perraud pour lelitteraire.com le 9 décembre 2013.