Mélodies du vent et du cœur humain
En octobre dernier, l’écrivain norvégien Jon Fosse a reçu le prix Nobel 2023 de Littérature. Il est évident que son nom reste en France encore méconnu alors qu’il écrit pour la jeunesse, qu’il écrit des romans, de la poésie… C’est sans doute son seul théâtre qui lui permet une évidente reconnaissance, depuis la mise en scène de Quelqu’un est venu, de Claude Régy, en 1999.
On observe d’ailleurs une réalité éditoriale significative à son propos. C’est la grande maison d’édition de théâtre et agence, L’Arche, (qui s’est tournée plus récemment aussi vers le roman), qui publie le Jon Fosse du Théâtre tandis que la petite et discrète maison Circé publie des textes en prose comme la trilogie : Insomnie (2007), les Rêves d’Olav (2012) et Au tomber de la nuit (2014), dans la traduction de Terje Sinding. Christian Bourgois l’a également édité. Il semblerait que « l’effet Nobel » incite, à l’avenir, à diffuser plus largement ses œuvres traduites.
Pourquoi les éditeurs frileux se sont-ils détournés de cet auteur ? Sans doute parce qu’il est norvégien et donc qu’il reste en dehors des circuits de la littérature anglo-saxonne très présente et hors du champ du polar scandinave, très en vogue… ? Sans doute parce qu’une certaine critique lui a collé l’étiquette d’auteur « exigeant », pas très monnayable en somme puisque le lectorat va prendre peur.
Ainsi trois textes courts, désignés comme romans forment-ils une trilogie. Trilogie ou suite d’un livre à l’autre du parcours du jeune couple illégitime, formé par Asle et Alida et de celui de, leur enfant, Sigvald. Fosse aurait très bien pu n’écrire qu’un seul roman, narrant ces trajectoires mais l’arrêt et la reprise quelques années plus tard de l’écriture joue comme un silence créatif, un autre possible et une attente.
Dans les Rêves d’Olav, justement, Asle ne cesse de changer de nom pour être Olav, non pas seulement pour cacher son identité, à la suite des crimes qu’il a commis mais parce qu’il se réinvente. Son amour, Alida, fera de même en prenant le prénom d’Asta. Il y a chez Fosse, ce mouvement perpétuel de la répétition poétique et du passage comme un fondu enchaîné d’un moment à l’autre.
Les textes se jouent dans une déambulation constante : celle du couple dans Bergen en quête d’un logis après leur départ de leur village, dans le premier opus ou celle d’Asle dans la même ville, à la recherche de l’échoppe du Joailler, dans les Rêves d’Olav ou encore les recherches d’Alida pour tenter de retrouver son amant dans Au tomber de la nuit. Et à chaque fois, les personnages font des rencontres inquiétantes qui les mettent en danger et les poussent au pire. Dans Insomnie, Asle commettra trois assassinats et dans les Rêves d’Olav, il finira pendu sous la vindicte populaire.
La trilogie tisse un monde qui tient beaucoup du conte : pas de repérage dans une époque donnée, personnages sans portrait détaillé qui sont autant de figures telles la Vieille et le Vieux, la Fille aux cheveux blonds, le Joailler, le Maître, les agents de la Loi… Les lieux sont comme des images du pittoresque norvégien des fjords, des pêcheurs, des tavernes où l’on boit de la bière, de la place du marché à Bergen. Fosse fait entendre la musique du violon de Asle dont le père était déjà ménétrier.
L’intrigue elle-même ne cherche pas à multiplier des actions complexes. Elle peut passer sous silence certaines scènes ou revenir sur ses pas. Ce qui compte davantage, c’est la Parole, celle de dialogues très nombreux comme au théâtre ou celle que l’on rapporte ou qui se tait tout en se disant. Le verbe dire, se dire tient une place centrale dans la traduction.
Le dernier texte de la trilogie se présente comme une sorte de résolution lorsque le temps a passé, que de nouvelles générations émergent. Il a été publié en 2014 ; les personnages ont vieilli, pris des cheveux blancs. Adela a rencontré un pêcheur de Vika, Asleik, après avoir perdu la trace de son bien-aimé Asle. C’est lui d’ailleurs qui lui révèle le triste sort du jeune homme, condamné à la pendaison.
Elle retrouve par hasard le bracelet si beau qu’Asle lui avait acheté et que la Fille avait dérobé au jeune homme. Adela acceptera de partager sa vie avec le pêcheur et Ales naîtra. Le petit Sigvald jouera à son tour du violon et son petit-fils, Jon (le prénom de l’auteur) sera un ménétrier. Dans ce texte, les âmes se confondent ; celles d’Asle et dAsleik, celles d’Alida et d’Ales en une suite de visions, de superpositions.
La mer, dans cet ultime volet, l’emporte sur la terre en une assez longue évocation de navigation et le chant d’Asleik magnifie la simple voix narrative :
Marin je suis dans cette vie. Le monde est mon navire.
La mer est ce qui engloutit Alida et Ales ; elle engloutit jusqu’au texte lui –même qui ne peut aller plus loin, s’achevant en elle :
Les vagues submergent Alida et Ales pénètre dans les vagues et une vague déferle sur ses cheveux gris.
En somme Jon Fosse fait de son texte une partition dans laquelle s’entendent des leitmotive, des refrains et des mélodies du vent et du cœur humain. Ne prend-il pas la place d’un musicien avec ce personnage de Jon ? Le compositeur hongrois Peter Eötvös ne s’est pas trompé en reprenant la trame de la trilogie pour son ballad opera, en deux actes Sleepless, créé en 2021 à Berlin.
marie du crest
Jon Fosse,
– Insomnie, Les Rêves d’Olav & Au tomber de la nuit ont été édités chez Circé — 13,00 € le volume, 96 p.