Un état donne son prénom à l’héroïne des sessions d’agrandissements de Marie-Laure Dagoit et Gilles Berquet. Elles créent des échos au fameux film d’Antonioni. Mais il y a bien autre chose encore. « Isolée » — puisque c’est son nom — joue la solitaire afin d’ajouter aux photographies une fonction dramatique. Elle s’est jurée d’échapper à la prise, mais lorsqu’elle y succombe elle ne se sent pas pour autant l’otage de ses désirs. Pas plus que des préjugés du lecteur/voyeur : « Isolée avance toujours / Tout le jardin est autour d’elle. / Elle a oublié sa maison, ses chagrins, ses vêtements. / Je me suis trompée d’arbre./ Elle embrasse le chien et commence à ramper ». Puis elle se casse le dos le plus naturellement du monde. En gardant un certain goût à la vie, une fierté dans la nuque.
« Isolée », afin de lever son cerclage, pourrait se contenter d’adorateurs qui publieraient en son honneur des poèmes inouïs. Elle reste néanmoins indifférente à de tels artifices. Plutôt que se faire prendre à ce subterfuge, elle « ramasse tout ce qu’elle trouve à terre et le met avec soin, bon ou mauvais, dans son petit sac. ». Pas très loin « Le photographe la suit sans trop oser l’aider, la sentant toujours un peu inquiète de sa présence parmi ces trésors répandus dans la mousse. Bûches, écorces, herbe, terre, chien, mouche sont mêlés, mariés, confondus ». Il existe donc chez elle une sorte de naturisme qui n’exclut en rien la sophistication.
Mais l’héroïne n’est pas qu’une image glacée sur papier adéquat. Berquet rêve de la retourner comme un gant. Toutefois, l’ensemble des signes qu’il retient ne fait que renforcer sa propre réversibilité. Et tel est pris qui croyait prendre. Marie-Lare Dagoit reste muette à ce sujet. Elle joue au besoin — comme son héroïne — la Loulou sévère de Pabst « bouche pointue ; une grande frange qui part de ses oreilles s’arrête à la naissance de ses cils (semblables à des épines) ».
Concentré sur la thématique du « grossissement » (blow-up), le livre devient un véritable laboratoire poétique. Il explore la signification d’un certain nombre de mots-clés, tels qu’imagination et structuration dynamique. Il prouve combien écrire n’est pas une façon de dire autrement, mais un moyen d’approcher quelque chose qui n’existait pas auparavant. S’y produisent les échanges entre les pressions de l’extérieur (l’image) et les pulsions profondes (de la créatrice). L’acte textuel révèle non seulement une essence du féminin mais un devenir au moment où la photographie est moins le médium du retour que celui de l’avancée. Elle symbolise la faculté à fabriquer de la réalité à venir et répond à l’angoisse du photographe devant la femme. Le texte l’ouvre dans une prise qui n’a rien de fantasmatique.
Marie-Laure Dagoit — même lorsqu’elle « rampe » comme l’héroïne — invente des schèmes d’ascension, de verticalité et de division. Echappant au pur logos, donc à l’aliénation et l’asphyxie, elle réalise le passage de l’actuel au virtuel, du réel au possible, dans une errance qui raille le conscient.
jean-paul gavard-perret
Marie-Laure Dagoit & Gilles Berquet, The blow up sessions, Coll. Témoignages n°43, Chez Higgins éditeur, Paris, 2013– 400,00 €..