De l’histoire de l’Autriche dans les années 1930, on ne retient que les images des foules ivres de joie face à l’Anschluss que matérialisait la venue de Hitler dans la Vienne de sa jeunesse. Images à la fois vraies et fausses, issues d’une réalité politique indéniable autant que des services de propagande de Goebbels.
Mais que trouve-t-on derrière ces films d’époque ? Jean Sévillia, qui ne se satisfait jamais de l’historiquement correct, et encore moins quand il s’agit d’un pays qu’il affectionne, nous le révèle dans un livre passionnant de bout en bout.
Récit passionnant en effet car Jean Sévillia remonte le temps long de l’histoire d’une Autriche traumatisée par la défaite de 1918 et le démembrement de 1919, d’une société fracturée entre Noirs et Rouges, entre socialistes, communistes, conservateurs et nationalistes de tous poils, d’un monde politique uni jusqu’en 1933 dans le dessein de s’unir à l’Allemagne, conçu comme le seul moyen de salut. Le lecteur découvre ainsi un monde que l’on croit connaître mais qui recèle des complexités sociales, politiques et religieuses bien mises en lumière.
C’est la question majeure de l’identité autrichienne qui structure la trame des évènements de 1918 à 1945, voire au-delà. Un pays indépendant ? Un peuple allemand ? Une nation distincte ? Oublier ce questionnement profond revient à ne rien comprendre aux vicissitudes vécues par cette population qui paya cher le fait d’avoir vu naître Adolf Hitler sur son sol.
Histoire captivante car les personnages essentiels de cette tragique histoire sont décrits avec le recul, la modération et le talent nécessaires. Ainsi sortent de l’obscurité des responsables politiques broyés par la mécanique infernale de la politique nationale-socialiste : Dollfuss, petit par sa taille mais grand par sa personnalité, déterminé à sauver son pays de l’absorption terrible que lui réservait le Reich hitlérien. Sa disparition sanglante en 1934 laissa un vide que l’honnête mais trop prudent Schuschnigg ne parvint jamais à combler.
Et bien sûr la figure qui aurait pu, qui aurait dû jouer un rôle encore plus grand, à la mesure de son héritage et de ses talents, celle d’Otto de Habsbourg. L’héritier impérial ne ménagea aucun effort, ni aucune pression afin de sauver l’Autriche de l’apocalypse de la Seconde Guerre mondiale. Mais il resta victime de la méfiance générale que la Maison de Habsbourg suscitait, tant au Quai d’Orsay que dans les cercles socialistes viennois, sans parler des aveugles de la trempe d’Edouard Benès. « Plutôt Hitler que les Habsbourg » disait-on alors…
Analyses lucides quant à la réalité du national-socialisme, peint sous ses véritables couleurs de mouvement païen persécuteur de l’Eglise catholique, laquelle constitua, au-delà du faux pas circonstancié du cardinal Innitzer, un des cœurs vibrants de la résistance à l’hitlérisme. Loin d’une compromission générale, les courants conservateurs animèrent les réseaux de résistance, et en payèrent le prix : déportations, emprisonnements, exécutions touchèrent autant les militants anonymes que les dirigeants politiques. Le clergé paya lui aussi un lourd tribut.
Et ce, alors même que les socialistes piétinaient dans leur refus d’une Autriche indépendante car trop cléricale et habsbourgeoise… Une des raisons d’ailleurs de l’abandon général dont elle fut victime en mars 1938, lors de l’Anschluss dont le récit, heure après heure, est remarquable.
Cet ouvrage constitue donc une somme aussi dense qu’accessible sur l’histoire, la vraie, d’un pays et d’un peuple pris dans l’étau d’une histoire tragique. Celle du XXe siècle.
frederic le moal
Jean Sévillia, Cette Autriche qui a dit non à Hitler, 1930–1945, Perrin, septembre 2023, 506 p. — 24,00 €.