Robert Nédelec, Quatre-vingts entames en nu

 Dra­wing by embers

Robert Néde­lec appar­tient aux écri­vains qui affec­tionnent “les scènes de la scène ” pro­mues objets d’écriture. Chaque page ou scène — inti­tu­lée ici “entame en nu” — ne fonde rien. Ni le sta­tut de la fic­tion ni la source énon­cia­tive. Sa fonc­tion consiste même à détruire ce pour quoi la scène est faite : l’instauration d’une ori­gine et d’une inten­tion. Elle ne génère rien si ce n’est de « l’incompréhensible ». A la ques­tion : qui raconte et raconte quoi ? la réponse est simple : rien ou presque. Juste par exemple: “On a dit frange ou phrase et l’on a cher­ché du doigt la par­tie cachée du front…”(p. 61).
L’énonciateur reste ano­nyme : “on” suit son cours, rêve de finir. Le pro­nom per­son­nel indé­fini à lui seul est un défi qui ravi­rait des ombres tuté­laires de l’auteur (Beckett, Pin­get). Non que ce “on” ait mau­vais genre mais, quelles que soient ses dis­tinc­tions d’âge et de sta­tut, il n’est plus per­sonne sinon celui qui sans être fou est d’un genre détra­qué. Au besoin (p. 92), il se prend pour un per­son­nage chris­tique : il lui suf­fit d’un sen­tier de ran­don­née pour se croire sur le Che­min des Oliviers.

Dans ce livre, la ques­tion du genre lit­té­raire n’est pas une ques­tion for­melle. Ou plu­tôt elle l’est parce que les formes elles-mêmes n’existent qu’en leur bor­dure, leur exté­rio­rité. Néde­lec y engage para­doxa­le­ment une aven­ture pas­sion­nelle des plus obsé­dantes. Au point de défor­mer sa vision et de pro­duire chez lui des ima­gi­na­tions proches du délire. Reste une voix nar­ra­tive qui fait ce qu’elle peut. Objets, visages, sou­ve­nirs, lieux peuplent le dis­cours de la non-personne, du texte sans sujet-origine et déter­minent l’arène vide d’une voix illi­mi­tée tant elle peut péda­ler dans le vide. Et s’il y a 80 entames, il pour­rait y en avoir bien plus.
Seul le lan­gage, et non son réfé­rent, per­met au dis­cours de se pour­suivre. Les mots jouent les lotions pétrole-âne pour ce “on” qui parle, brame ou ahane. Du coup, Robert Néde­lec fait mon­ter d’un cran la contes­ta­tion dans l’écriture. Affo­lée et ren­due ” idiote “, elle cesse de consti­tuer un uni­vers inachevé. “On”, s’il par­lait vrai­ment, nom­me­rait ça la ” folie du genre ” puisque le lan­gage plus que le réel est en représentation.

A défaut de per­son­nage ou de nar­ra­teur reste un scrip­teur dont chaque mot cherche son objet et inter­roge son exis­tence au sein d’une his­toire inache­vable car jamais vrai­ment “enga­gée” ou trop mal. Ni nar­ra­tion, ni poème en prose, Quatre-vingts entames est le simple énoncé de celui qui — le cœur gros de com­men­ce­ments tou­jours ratés et n’ayant pas plus le sens de l’avenir — écrit ce qui s’achève comme cela com­mence : sur une série pro­li­fé­rante de nais­sances pos­sibles. Elles sont autant d’avortements. Reste le som­maire affo­le­ment de la fonc­tion fabu­la­trice. Dans ces condi­tions, le texte devient une résis­tance au récit, au savoir, à l’imaginaire et au lan­gage puisque sur tous ces plans plus rien ne fonc­tionne « bien ». La voix écrite se trace sur l’ardoise qui s’efface avant que s’y récrivent de nou­velles ver­sions d’un mur­mure ano­nyme mi-histoire, mi-galéjade. L’énonciateur n’est plus pro­prié­taire de son dis­cours. Quoi de plus jouis­sif pour un réel lecteur !

jean-paul gavard-perret

Robert Néde­lec, Quatre-vingts entames en nu, Edi­tions Jacques Bré­mond, Remou­lins sur Gar­don, 2013, 95 p. — 17,00 €.

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