Emmanuelle Pagano & Claude Rouyer, Le travail de mourir

Du drame de la vie au dis­cours amoureux

 Aucun amour ne vainc mais il laisse des traces. Sa perte est vio­lence, les bles­sures demeurent si bien que peu d’auteurs en dépit de mil­lions de pages répondent à la ques­tion : “Et vous, savez-vous ce qu’il en est de l’amour ?”. Aidée pour Le tra­vail de mou­rir - où elle décline une décla­ra­tion affec­tive des plus tou­chantes à sa tante, per­due dans le silence, sous l’affect qui la mène à la tombe en mémoire de son mari défunt — par les por­traits clas­sieux et mélan­co­liques de Claude Rouyer, Emma­nuelle Pagano répond.
Cer­tains trou­ve­ront ses réponses par­tielles : du bri­co­lage estimeront-ils. Ils auront bien tort. D’autant qu’il faut des pro­jets dans la vie. Et qu’est-ce qu’un pro­jet sans amour ? Le Tra­vail de mou­rir le syn­thé­tise parce que l’auteure comme son héroïne et la pho­to­graphe qui l’accompagne en font le tour, du moins montrent tout ce que les sen­ti­ments sup­posent de force et par­fois de galère jusqu’à une forme d’abnégation assu­mée incons­ciem­ment ou non. Dans Nouons-nous  la réponse (sous forme de ques­tion) peut sem­bler plus légère que dans le second livre : “Com­ment dire à ceux qui nous aiment tel­le­ment qu’ils ne nous aiment pas ?”. Il est pour­tant très impor­tant qu’une telle ques­tion soit posée. Et qui plus est par une femme qui a le mérite de ne jamais brouiller les pistes mais de mon­trer com­ment elles s’enchevêtrent à défaut de se croiser.

Loin des ana­lyses psy­cha­na­ly­santes, Emma­nuelle Pagano évoque de manière poi­gnante com­ment cer­taines mon­tagnes cachent les étoiles, com­ment cer­tains abîmes ouvrent à un chaos encore plus grand. Par­lant de petites choses — ce qui ne veut pas dire pour autant que le cœur de l’auteure soit trop petit pour par­ler des grandes — en ses 270 cou­pures de nœuds gor­diens sen­ti­men­taux et par l’histoire de sa tante, elle démonte ou met à vif bien des rouages. La roman­cière prouve que la dépen­dance affec­tive per­met de connaître ce que per­sonne ne sait. Elle rap­pelle aussi que si dans l’aventure sen­ti­men­tale le début compte beau­coup, la fin n’est pas sans impor­tance et trouve par­fois des détours impré­vus.
« Pas­ser la main » à l’amour prend donc une accep­tion mul­tiple. L’affect peut se faire Tra­viata — c’est beau la Tra­viata — mais ce n’est pas un pas­sage obligé. Il existe d’autres airs pour ceux que les mon­tagnes de lyrisme étouffent. Ils peuvent pré­fé­rer d’autres pentes pour glis­ser de l’amour à la mort, en par­ti­cu­lier là où les pho­to­gra­phies de Claude Royer prouvent que, veuf, l’amour efface non celui qui est parti mais celle qui reste et s’engage dans un autre « mariage ». Qu’importe donc si un désir puis un autre aient coulé bien avant ou que, comme Sœur Anne, on n’ait rien vu venir. Mieux vaut vivre cela que regar­der pas­ser l’amour comme une vache les trains : dans l’indifférence.

jean-paul gavard-perret

Emma­nuelle Pagano & Claude Rouyer, Le tra­vail de mou­rir, Edi­tions les Inaper­çus, 2013, 47 p. –13,50 €.
Emma­nuelle Pagano, Nouons-nous, P.O.L., Paris, 2013, 208 p. — 16,00 €.

Leave a Comment

Filed under Essais / Documents / Biographies

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>