N’étant que “cérémonies”, comme le rappelle Rondepierre à travers l’incipit de Montaigne, ce livre s’attache à l’entreprise suivante : “souligner le caractère insuffisant d’une description de gestes (…) et encore plus pénible d’imaginer un monde où cette description serait intacte, consignée, servilement disponible.“
Et l’auteur d’ajouter qu’il s’en faut de beaucoup que de telles transcriptions soient ” une garantie de sa longévité et que l’arrangement de signes qui en découle en soit le prolongement naturel. ” Mais il rectifie d’emblée : ” Toutefois, nous ne cacherons pas qu’à ces réserves il faut opposer un démenti inépuisable”.
C’est celui que dresse ce livre jouissif où il se met en scène en des situations où l’auteur n’a aucune raison de s’y retrouver et auxquelles il ne trouve aucun intérêt ( sous couvert d’un habit de motard dans la première partie des deux de ce livre). Cela n’empêche en rien le discours de se poursuivre — bien au contraire.
Et si chez l’auteur le manque d’imagination et l’absence de vocabulaire semblent faussement aller de pair, il voue un culte appuyé à toute forme d’apparences même s’il ne sait pas ce qu’il fait ou ce qui l’agit, là où il reste toujours l’homme second face au premier qui s’efface.
Maître drolatique des abimes du logos, il crée un texte sous diverses possibilités d’ersatz (de Artaud à Louison Bobet) pour mettre à mal toutes les prétentions aux exhibitions de ses semblables en une suites de silhouettes ou de tableaux décrits dans une précision d’autant maniaque que leur existence n’est pas forcément avérée.
De telles variations donnent lieu à des rencontres improbables et des constellations figuratives qui n’ont cesse, une fois données, de se détruire pour aller voir ailleurs si l’auteur y est et pour les reconstruire.
Cela ne mange pas de pain mais crée un beau livre. D’où ces suites de facéties plus ou moins incertaines et plutôt plus que moins. Tous les gestes des personnages réunis ici sont donc sujets à caution et doivent être saisis avec une extrême précaution. Même les signes d’évidences seront considérés comme négligeables, d’autant que l’auteur en avançant vers la vérité ne cesse de la faire reculer comme si un tel témoin douteux devenait un serpent qui se mord la queue.
D’où le plaisir à lire de telles turpitudes et déviances d’usages. Nulle question pour lui de défendre ce qui lui est arrivé — ou pas. Mais l’ensemble devient le plus séduisant manuel d’inutilité pervers, grotesque, insignifiant, pathétique (enfin presque) où la question de leur valeur importe peu.
Ce qui compte reste le mouvement corrosif et jouissif d’un tel lieu des non-lieux. ” La laine chaude de leur mensonge” en “cirques divers” enveloppe l’auteur et les lecteurs comme dans un nuage. Que demander de mieux pour toucher à l’Eden littéraire et mordre la poussière dans la piste de ce qui est ?
jean-paul gavard-perret
Eric Rondepierre, Facéties, Tinbad, Paris, 2023, 105 p.- 17,00 €.