Les enluminures paradoxales d’Alechinsky
Découvrir l’approche du texte par Alechinsky crée d’abord une désillusion. Les interventions de l’artiste sont si parcimonieuses que le regardeur peut estimer qu’une telle “lecture” est soit superficielle, soit si religieuse qu’elle pousse le créateur au trop grand retrait.
Le plasticien se dégage de son lyrisme graphique et propose en chaque page une intervention minimaliste. Pour évoquer ses ornementations, il parle d’« infractions », d’ « allusions ». Elles deviennent néanmoins les enluminures d’un des trois ou quatre textes majeurs du XXème siècle.
Ce travail rend — paradoxe étrange — le texte plus lisible. Dans le grand format choisi à dessein par l’artiste et l’éditeur la simplicité des formes fait fonctionner le texte selon un nouveau régime. Le lecteur est dégagé de sa masse, de sa compacité.
Relire Swann dans cette édition revient à redécouvrir voire simplement découvrir certains de ses mystères que les simples courbes d’un dos, d’une chevelure ou d’une robe esquissées par Alechinsky ouvrent. Une telle intervention entérine ce que Quignard écrit dans Le Secret : « Le souvenir ne subsiste que si une partie reste à conquérir ».
Et si chez Proust la mémoire est un instrument de référence, pour Alechinsky elle devient un lieu de découverte. En dépit de sa mémoire d’éléphant, l’artiste n’a pas voulu se souvenir du livre mais le prendre tel qu’il lui revenait au fil de son travail. Pris dans l’instant, l’artiste s’est soumis à l’eternel présent de Proust dont il semble faire sécher sur la corde invisible de ses marges quelques hardes significatives.
Serviteur dévoué de l’œuvre, il a su ne pas se faire manger par elle ni la tirer à lui pour qu’elle serve de prétexte. C’est assez rare pour être noté. Peu d’artiste sont capables d’une telle humilité.
En ce face à face, les dessins au crayon de couleur sanguine ne sont que les poils hérissés de l’attention d’un artiste. En sobriété, il rend indélébiles les images de Proust. Alechinsky a laissé poindre de sa mémoire involontaire ce qui échappe à la mémoire volontaire, qui n’est qu’un index de références au texte. On peut estimer les images d’Alechinsky arbitraires et se plaindre que de telles enluminures ne contiennent rien du passé tel qu’il fut “ réellement ” vécu par Proust.
Mais c’est tout l’intérêt d’une telle intervention plastique. Elle prouve qu’il n’existe pas de différence tangible entre la lecture d’un livre et sa transcription certes partielle mais dont la frugalité est susceptible d’ouvrir l’écriture originale à une autre « vérité ».
jean-paul gavard-perret
Marcel Proust, Un amour de Swann orné par Pierre Alechinsky, NRF, Gallimard, Paris,2013, 201 p. –39,00 €.