Jean-Claude Servais, La Mémoire des arbres

J–C Ser­vais conti­nue de se faire l’écho de La Mémoire des arbres à tra­vers les tomes 9, Isa­belle, et 10, La Tchalette

Des arbres, quelques fées, les hommes… et le Diable

L’on sait — ou du moins pressent-on — de longue date que les arbres, traits d’union entre terre et ciel, sont par excel­lence les demeures d’élection des esprits, des fées, des lutins et autres kor­ri­gans. Leurs ramures sécu­laires portent en elles le sou­ve­nir des évé­ne­ments étranges qui de tout temps se dérou­lèrent sous les yeux des hommes mais hors de leur enten­de­ment. Que dire alors des forêts, ces hordes d’arbres, avec leurs lacs secrets et leurs fon­taines mira­cu­leuses, où légendes et mythes se plaisent à englou­tir leurs héros pour les mieux faire renaître, après moult aven­tures, tout lavés de leurs imper­fec­tions anté­rieures ? Les voix arbo­rées bruissent au fond des bois, confuses et mêlées…

Jean-Claude Ser­vais, comme d’autres avant lui, a su tendre l’oreille et démê­ler de ce choeur indis­tinct quelques belles his­toires qu’il a ras­sem­blées dans la série “La mémoire des arbres”, réédi­tée aujourd’hui dans la col­lec­tion “Repé­rages” des édi­tions Dupuis. Cette série regroupe des récits auto­nomes, ancrés dans des époques dif­fé­rentes, mais qui cha­cun à leur manière confrontent aux mys­tères de la fée­rie. Une fée­rie fami­lière, de proxi­mité pourrait-on dire, qui, par-delà le fond même des récits, émane du des­sin lui-même : un trait réa­liste tra­vaillé façon gra­vure, une mise en cou­leurs sub­tile fai­sant la part belle aux tons pas­tels et aux teintes fon­dues, une dis­tri­bu­tion des cases clas­sique mais d’où s’échappent de temps en temps quelques figures, telles ces illus­tra­tions qui vien­draient rompre les colonnes mono­tones d’un textes imprimé. Isa­belle et La Tcha­lette, ainsi consi­dé­rés côte à côte, sont à cet égard repré­sen­ta­tifs de la série : le pre­mier album est un conte médié­val, le second un recueil d’histoires courtes — forme des­si­née du recueil de nou­velles — issues des cam­pagnes arden­naises de la fin du XIXe siècle.

Avec ses deux ado­les­cents unis par un amour aussi pas­sionné qu’impossible et son lac magique menant tout droit au monde des fées, Isa­belle ras­semble à peu de choses près tous les motifs du conte et de la tra­gé­die. Isa­belle est une jeune noble pro­mise à un sei­gneur dont la cruauté s’imprime jusque dans ses traits. Elle fuit son époux au soir même de ses noces pour rejoindre celui qu’elle aime : Quen­tin le trou­vère. Les fées s’en mêlent, l’issue est à la fois tra­gique et pré­vi­sible… rien de nou­veau sous le soleil triste des amours défen­dues. Mais bien sûr la nou­veauté n’est pas gage de qua­lité — et là en l’occurrence il s’agit d’émouvoir, pas d’ébahir.

La Tcha­lette pour­rait se lire comme l’oeuvre illus­trée d’un Mau­pas­sant des Ardennes, aussi sou­cieux que son confrère nor­mand de rendre compte des men­ta­li­tés et des super­sti­tions pay­sannes. Ces récits brefs ne sur­prennent pas, eux non plus : l’on y trouve un Satan au visage convenu — au moins autant que ses stra­ta­gèmes pour s’approprier les âmes : appât de l’or, pactes signés de sang… — et des fées qui oeuvrent de manière fort atten­due en secou­rant les humains géné­reux à condi­tion qu’ils res­pectent des inter­dits bien pré­cis. Ils ne sur­prennent pas mais ils raniment, fidèles à un fonds popu­laire très ancien.

Qu’il puise dans les chan­sons médié­vales ou dans les récits que l’on se trans­met­tait jadis lors des veillées, Ser­vais relaie une mémoire ; il suit une tra­di­tion et s’inscrit de la sorte dans la longue lignée des poètes, trou­vères, conteurs et col­por­teurs sans qui bien des légendes auraient sans doute été peu à peu oubliées. A l’heure où foi­sonnent les récits hor­ri­ble­ment hor­ri­fiques, sou­vent san­glants, tout de déchi­rures et de cris, d’angoisses et de folies, habillés à l’envi de gra­phismes aigus et de cou­leurs sombres, les bandes des­si­nées de Jean-Claude Ser­vais prennent un tour naïf, désuet et doux, de nature à rebu­ter ceux qu’attirent les audaces gra­phiques, la vio­lence exa­cer­bée ou encore cer­tain pes­si­misme nihi­liste. Mais cette désué­tude fait jus­te­ment le charme de ces albums ; le réa­lisme des des­sins, leurs teintes déli­cates, les his­toires qui “se finissent bien” même lorsque leur issue paraît tra­gique… tout cela est comme une bouf­fée d’enfance qui monte à la tête.
 
Lire ce que Jean-Claude Ser­vais a capté de la “Mémoire des arbres”, c’est consen­tir à s’abandonner au reflux de ces années où l’on crai­gnait la méchante sor­cière tout en espé­rant la visite de la bonne fée au creux de nos songes d’enfants sages — ou moins sages…

isa­belle roche

   
 

Jean-Claude Ser­vais, La Mémoire des arbres, Dupuis “Repérages”,

-  Tome 9 : “Isa­belle”, 2003, 56 p. — 8,99 €.

-  Tome 10 : “La Tcha­lette”, 2003, 64 p.- 8,99 €.

 
     

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