Patrick Ducler : l’amour du travail bien fait — entretien avec l’éditeur (les éditions Esdée)

“Dream cat­cher” comme il se défi­nit non sans humour, Patrick Ducler reste néan­moins dans le réel. Il doit à son admi­ra­tion pour Gil­bert Las­cault l’idée –appa­rem­ment intem­pes­tive, du moins à l’origine — de créer une micro-entreprise : les édi­tions Esdée.
Très sen­sible à la qua­lité maté­rielle des livres de Fata Mor­gana, il réus­sit le pari de faire aussi bien que David Mas­sa­buau qui en reprit les rênes. Et ce, avec aussi une ambi­tion encore plus orien­tée sur l’art et la lit­té­ra­ture en train de se faire (qu’on pense à Solange Clou­vel). Ce qui ne l’empêche pas de pour­suivre son édi­tion de l’oeuvre de Las­cault par laquelle tout a com­mencé. Et c’est une belle péti­tion de principe.

Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La lumière du jour, les remue­ments de la chienne, les miau­le­ments de la chatte, les crampes dans les doigts de pieds, l’appel du café chaud, les idées écloses dans la nuit, l’angoisse de ne plus pou­voir me lever un jour, le désir d’un nou­veau jour, sans erreur…

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je chan­te­rais volon­tiers cette magni­fique chan­son de Michel Jonas : Où vont les rêves. Les miens voyagent et par­fois me rendent visite, se réac­tua­lisent. Ce n’est pas nos­tal­gique. J’adore les dream­cat­cher (les vrais), l’idée sur­tout, que l’on peut attra­per les rêves et ne conser­ver que les plus belles images.

A quoi avez-vous renoncé ?
A la naï­veté. Enfin, un peu… et à maî­tri­ser l’orthographe…

D’où venez-vous ?
Cette ques­tion m’évoque un Inter­lude des années 60/70… « Qui est-il, que fait-il, d’où vient-il ? »… Je ne savais jamais répondre…

Qu’avez-vous reçu en “héri­tage” ?
La convic­tion, l’opiniâtreté, la rési­lience, la créa­ti­vité, la vie.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Un petit verre de liqueur de gen­tiane la plus amère pos­sible, bien entendu fabri­quée en Auvergne (pas de la pis­trouille industrielle!) !

Com­ment êtes vous devenu édi­teur ?
A la suite d’une blague avec mon ami Pierre Saïet : mars 2022, je rédi­geais une sorte de conte à par­tir de des­sins anciens, sur le mode très « Gil­bert Las­cault » mon idole (je pense en par­ti­cu­lier aux « Mar­mottes à l’imparfait ») et Pierre écri­vait un nou­veau recueil de nou­velles. Trou­ver un édi­teur était mis­sion impos­sible… Il avait beau­coup essayé. « Il convien­drait de s’éditer soi-même ! » m’a-t-il lancé. Je l’ai pris au mot et créé une micro-entreprise, Esdée. Ainsi sont adve­nus Pha­lènes et Lim­naïos, les deux pre­miers titres d’Esdée. Et j’avais un autre désir fort : réédi­ter des textes de Gil­bert Las­cault qui ont nourri ma vie d’étudiant en arts plas­tiques et bien au-delà.

J’aime les livres, je suis entouré de livres. J’admire cer­tains édi­teurs, cer­taines démarches. J’aurais aimé être le créa­teur des édi­tions Fata Mor­gana par exemple ou Diane de Sel­liers… Lycéen, j’achetais des livres d’art dans une petite bou­tique de Bourges tenue par une dame (que je trou­vais vieille !). Elle fai­sait vivre un des­si­na­teur local mar­gi­nal, Pierre Bas­cou­lard. Je col­lec­tion­nais les mini-livres édi­tés par Fer­nand Hazan, ceux qui tiennent dans la main. Mais par­fois de plus consé­quents : une mono­gra­phie sur Vasa­rely, une autre sur Mon­drian… Mes pre­miers salaires ont été inves­tis en par­tie dans des livres (Maze­nod, Ency­co­pé­dia Uni­ver­sa­lis…). Je com­prends aujourd’hui que je mon­tais un rem­part…
Au fond, il s’agit sur­tout d’exister, de retrou­ver une iden­tité sociale. Lorsque j’annonçais « je suis retraité » les bana­lité d’usages affluaient. Désor­mais, « je suis édi­teur » ouvre des échanges plus intéressants.

Quelle influence les théo­ries lit­té­raires (ou autres) ont sur vos édi­tions ?
Je l’ignore. Un ami m’avait inter­pellé : si tu veux mon­ter un pro­jet d’édition, il te faut une ligne ! Mon pro­jet n’est pas la mise en œuvre d’une théo­rie lit­té­raire ou poli­tique, ni d’une idéo­lo­gie, mais le désir de com­bler un manque, de lais­ser une trace sans doute… La « ligne » se décou­vrira avec le temps…

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
Sans doute le sein de ma mère lorsque mes yeux se sont dessillés…

Et votre pre­mière lec­ture ?
Je pense avoir plu­sieurs pre­mières lec­tures à dif­fé­rents moments depuis l’enfance, l’adolescence et au-delà. J’ai le sou­ve­nir dif­fus d’avoir eu en cadeau de Noël un beau livre, était-ce “Robin­son Cru­soe ” ou “David Cop­per­field ” ? Plus tard, un roman de Pierre Loti, dans la biblio­thèque verte, “Ramunt­cho” que j’ai acheté moi-même. Mais le pre­mier texte qui m’a vrai­ment mar­qué, c’est “L’étranger” de Camus, au col­lège. Plus tard, Giono, Lanza del Vasto… puis les figures des années 70 : Barthes, Dérida, Lyo­tard. Je me suis pas­sionné pour Bache­lard. Je ne lisais plus de roman. C’est revenu beau­coup plus tard.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Essen­tiel­le­ment des musiques anciennes (chant gré­go­rien, musiques du Moyen Age, de la Renais­sance), les musiques clas­siques, l’opéra et le jazz. Mes « inté­grales » sont un repère : John Col­trane, Keith Jar­ret, Bill Evans, les Can­tates de Bach et beau­coup de chan­teuses. J’adore le jazz « eth­nique » éga­le­ment. Une jour­née sans musique (radio, disque ou autre) est impro­bable sauf dans le cas de dépla­ce­ments en famille ou chez des amis… et cela génère en moi une sorte de malaise.

Quel est le livre que vous aimez relire ? Kawa­bata, “Le Lac ou Pays de Neige”, mais il y en a plein d’autres. La lit­té­ra­ture japo­naise un peu ancienne me touche particulièrement.

Quel film vous fait pleu­rer ?
“Les ailes du désir” de Vim Wen­ders, un chef-d’oeuvre. Et n’importe quel mélo… J’ai la larme facile (mais je me cache) !

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un vieil enfant déri­soire, un peu ridi­cule mais cepen­dant pas encore dis­posé à lâcher prise. Je pense à Bon­nard et ses der­niers autoportraits…

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aux amants de mes femmes !

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Cha­der­nolles ! Quelques dizaines d’habitants… Un vil­lage niché au coeur du Livra­dois, en Auvergne, où j’ai appris à faire quelque chose de l’ennui lorsque j’étais gosse, en été, en me racon­tant des his­toires, en rêvas­sant, en fabri­quant des petites choses, des outils, des armes. En dessinant.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Pierre Ale­chinsky, Scan­reigh, Erri de Luca, Yasu­nari Kawa­bata, Juni­kirô Tani­zaki, Léo Ferré, Chris­tian Bol­tanski, Jan Voss, Samuel Beckett, Albert Camus, Boris Vian, Romain Gary, Henry Michaux, Max Ernst, Ber­trand Lavier, Kasi­mir Malé­vitch, Nata­lia Gont­cha­rova, Georges Bras­sens, Ray­mond Que­neau, Paul Valéry, Bau­de­laire, les peintres et sculp­teurs médié­vaux, et beau­coup d’autres.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un nou­veau pro­jet édi­to­rial aussi pas­sion­nant que celui qui est réa­lisé avec Jean-Marc Scan­reigh et Solange Clou­vel ou celui qui est en cours : quatre livres com­po­sant un « hom­mage » à Gil­bert Las­cault (encore lui) à paraître en sep­tembre. Un ensemble de textes pré­sen­tant toutes les facettes des talents de cet homme, poète, phi­lo­sophe, cri­tique d’art, ce « flu­tiau timide » pour reprendre une de ses expressions.

Que défendez-vous ?
La démo­cra­tie, l’art et le droit à l’erreur.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
C’est une expres­sion maligne, per­verse, usée et pas drôle du tout. Il évoque une idée com­plexe, qui res­tera pour moi, à jamais, un point aveugle.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
C’est un peu moi… Dans la vie pro­fes­sion­nelle (entre autres), j’ai accepté de nom­breuses mis­sions ou res­pon­sa­bi­li­tés sans pré­ju­ger de mes com­pé­tences, et après venait le stress, par­fois l’angoisse. Une fuite en avant. Vous me pro­po­se­riez de publier une inté­grale des écrits de Léon-Paul Fargue, je dirais oui…

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Ah ! Atten­dez… Ca va me revenir…

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 22 juillet 2023.

1 Comment

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One Response to Patrick Ducler : l’amour du travail bien fait — entretien avec l’éditeur (les éditions Esdée)

  1. Villeneuve

    Entre­tien très inté­res­sant . JPGP pose les bonnes ques­tions et les plé­tho­riques réponses de Patrick Ducler sont d’un ravis­sant ensei­gne­ment . Bref une réga­lade ! Pour l’hommage à Gil­bert Las­cault : Sou­haits d’un bota­fu­meiro égal à celui de Solange Clou­vel et Jean-Marc Scan­reigh . Hom­mages à tous !

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