A la Libération, une jeune fille errante trouve refuge dans une auberge et se rend si indispensable qu’elle finit par épouser le patron
Marilou des routes et des bois
Juste après la Libération, une jeune vagabonde se réfugie, un soir d’orage, dans une auberge en plein coeur de la forêt ardennaise. Sensuelle, elle sait aussi se montrer dure à la tâche — tant et si bien qu’elle finit par épouser le patron. Elle continue de travailler beaucoup, et de prendre une part des plus actives à la prospérité croissante de l’établissement. Mais c’est une croqueuse d’hommes ; l’amour pour elle est avant tout une liberté de corps. Cela ne semble pas porter ombrage à ses relations avec son mari, jusqu’au jour où son amant du moment est sauvagement assassiné.
En adaptant cette fois non pas un conte issu de la tradition orale mais un roman paru en 1943 et jamais réédité depuis — L’Auberge de Malintention, de Mister Van (pseudonyme de Raymond F. I. Van der Voorde) — Jean-Claude Servais demeure fidèle à cette démarche de “relayeur de mémoire” qu’il avait suivie notamment pour La Tchalette et Isabelle.
L’histoire racontée ici n’a a priori rien de plus mystérieux ni de plus étrange, malgré les macabres allusions au passé du lieu de M. Lenoir — ô le bien nommé ! — qu’un thriller campagnard ordinaire. Mais la forêt, sans en avoir l’air, y reste empreinte de ce qu’elle pouvait représenter dans les “aventures” médiévales. À savoir un passage obligé pour quiconque, chevalier ou damoiselle, devait être “initié” à un moment de sa vie, un lieu où se rencontrent des créatures féeriques, et où s’ouvraient les portes de l’Autre Monde. C’est bien en effet les portes d’un autre monde que franchit Marilou dans la forêt ce soir d’orage : en passant le seuil de l’auberge — et quelle auberge ! à cheval sur la frontière franco-belge, pouvait-on mieux concrétiser le rôle d’intermédiaire entre deux mondes qu’elle tient pour Marilou ? — elle se ménage un chemin de l’état de vagabonde à celui d’épouse et de maîtresse de maison. Mais en gardant au fond d’elle sa part sauvage et sensuelle — cette aura de fille des routes et des bois par laquelle elle s’apparente aux fées de jadis, ces bonnes fées qui à l’instar de la jeune aubergiste savaient se montrer clémentes aux errants.
Grâce à sa narration extrêmement resserrée, le récit est d’une efficacité remarquable. Il repose sur une série de raccourcis narratifs que l’auteur a su rendre parfaitement explicites grâce à son art consommé de l’ellipse : ses dessins sont d’une richesse de signification telle qu’il peut faire l’économie d’interminables didascalies et de dialogues bavards sans nuire le moins du monde à la clarté de son histoire. On retrouve dans ce onzième album de la série “La mémoire des arbres” les caractéristiques graphiques des précédents, auxquelles on doit leur douce désuétude : une image travaillée façon gravure, une mise en couleurs subtile faisant la part belle aux tons pastels, des dessins qui parfois s’échappent hors de leur case telles ces illustrations qui enrichissent les livres de contes. Ce classicisme sied au mieux à la démarche de l’auteur autant qu’au type de récits qu’il met en images et prouve, s’il en était besoin, qu’il n’est pas nécessaire de s’écarter de mille lieues des conventions d’un art pour produire une oeuvre de qualité.
Le seul défaut que l’on pourrait trouver à cet album est qu’il scinde le récit en deux parties, et qu’il contraint le lecteur à attendre la parution du tome 2… avec en tête, comme il se doit en matière d’histoire à suspense, bon nombre de questions laissées sans réponses ! Autant dire que c’est bien pensé, tant il est vrai que “l’effet d’attente” attise généralement l’intérêt que l’on porte à une histoire.
isabelle roche
Jean-Claude Servais, La Mémoire des arbres n° 11 : “Le Tempérament de Marilou tome 1″, Dupuis “Repérages”, 2003, 48 p. — 9,50 €. |
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