Une telle somme iconographique provoque une ivresse par sa profondeur de champ. Les phosphorescences nocturnes du noir et blanc pénètrent la lumière du lieu en sollicitant non seulement la mémoire mais l’imaginaire. Héros du peuple et martyrs sont au rendez-vous. Des photographies de la richesse et de la pauvreté à l’époque révolutionnaire réalisées par Constantino aux photographies de la mort de Guevara, des photos officielles de Castro d’Andrew Saint George et de celles devenues icônes de Guevara par Alberto Korda et Rene Burri, aux images interdites de José Figueroa, toute la complexité de la révolution cubaine est donc bien présente.
Chaque cliché devient un glissement progressif sous le souffle de la flamme de l’histoire telle qu’elle fut présentée. Le livre fera donc référence. D’autant que chaque lecteur-regardeur ne se retrouvera pas en territoire conquis. En ce sens, le livre permet d’anticiper la future histoire du pays qui a longtemps été avalé dans l’épaisseur aveugle de la nuit idéologique. Elle montre comment se maquillent les vérités et comment se griment à la fois bonheur de vivre et souffrances.
Ce corpus — et c’est là tout son intérêt — n’est pas un monologue. Il ruine les approches du prêt à penser quelle qu’en soit l’origine en suggérant et sollicitant ce qui se cache sous la cuirasse du silence comme des discours officiel. Les deux sont “affectés” différemment mais envahis de même mouvement. Surgit le trouble schizophrénique que Cuba a du subir ou relever. On peut y éprouver une certaine nostalgie tant ce petit pays à suscité de rêves ou de cauchemars iconographiques et politiques.
Le naturalisme inhérent à la photo de reportage n’empêche pas une vision esthétique. Castro et les autres sont bien sûr les rois du pays mais le « Cuba libre » se mixte aussi en d’autres cocktails là où toutes les photographies sont choisies en tant qu’objets transitionnels de première importance. Ils ne pétrifient en rien Cuba : ils le contemplent, le saisissent, l’embrassent dans la mesure et la démesure.
Eden ou enfer sont autres que ce qu’on a voulu en montrer. L’ensemble des photographies s’élève contre ce que Renoir nommait “le soupçon de nature” mais qu’on peut tout autant nommer la pornographie des idéologies. Par effet d’image, elles ne dévorent plus la pensée. Le montage des différentes sources arrache aux célébrations mythiques. Le réel caviardé s’illumine comme des taches sur une nappe afin que soit déglinguées les vérités acquises.
jean-paul gavard-perret
Cuba in revolution , Texte de Richard Gott, Peter Kornbluh, Mark Sanders, Hatje Cantz,The Arpad A. Busson Foundation, 2013, 512 p. –50,00 €