Invité par le CRIP (Centre de recherche internationale de poésie) à prononcer le 21 juin 2023 une conférence sur le haïku à l’Unesco, notre collaborateur Didier Ayres nous a fait la joie de nous transmettre son texte afin de le faire entendre par le plus grand nombre et notamment les lecteurs du litteraire.com :
Lecteur de poésie orientale (chinoise, abbasside, japonaise bien sûr), mon sentiment à l’égard de ces poétiques me sont à la fois une sorte d’évidence et un mystère. Pour le décrire en une formule, je dirais : le mystère de l’évidence ou l’évidence d’un mystère. En ce sens, le haïku correspond bien à ce sentiment de proximité et d’éloignement que cette forme poétique courte exerce profondément et nettement.
Cependant, il faut que je dise quelques mots sur la « physique » de l’élaboration de cette conférence. Tout d’abord, comme je vis actuellement dans le village d’une région enclavée, se procurer des livres est parfois compliqué (notamment au sujet des prêts inter-bibliothèque, institution d’une grande utilité et malgré tout assez lourde d’utilisation). Par ailleurs, j’ai perdu quelques pages de cette conférence, irrémédiablement (mais sachant que Paul Claudel avait perdu la troisième journée du Soulier de satin, brûlée dans un incendie, j’ai relativisé cette perte).
Revenons au titre que j’ai choisi — Rupture et continuité dans la poétique du haïku. Car c’est bel et bien cela qui m’intrigue dans mon jugement esthétique, comprendre quelque chose d’énigmatique, et soudain voir, saisir combien est profond le poème. Ainsi, je puise dans le vide des mots, le silence textuel, un temps qui s’intercale entre les paroles et le débit des mots, un blanc, leur néant, pour me créer ma totalité, totalité qui est toujours dépendante de la force de l’énigme dont le haïku fait état.
Quelle est cette rupture ? Quel est le lien par conséquent ? Pour cela, il faut trancher sur la qualité intrinsèque du haïku qui partage sa prosodie dans un rythme trine : 5/7/5 syllabes. Mais est-ce vraiment de trois vers qu’est constitué ce genre poétique ? Certains, dont le philosophe Etiemble [1909–2002], y voient plutôt une phrase découpée, qui prend forme dans un tercet. On pourrait l’appeler monostique. Haïku, monostique dans l’esprit. Mais c’est la césure qui ici me permet d’envisager la métaphysique de ce poème court. Il faut renoncer à la continuité, à l’aspect fluide qui, surtout à la lecture à voix haute, devient évidence. Une évidence qui conserve son mystère, comme si couper la phrase en tercet, la rompre, faisait éclater mieux le sens du propos du poème.
J’évoquais tout à l’heure la « physique » qui entoure la préparation de cette étude, je vous livre les propos du poète Philippe Jaccottet, que je suis en train de lire — tirés de son recueil Paysages avec figures absentes (Gallimard, 1976) :
Et me voilà tâtonnant à nouveau, trébuchant, accueillant les images pour les écarter ensuite, cherchant à dépouiller le signe de tout ce que ne lui serait pas rigoureusement intérieur ; mais craignant aussi qu’une fois dépouillé de la sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret.
J’insisterai sur la part sans matière de l’argutie du poème. Sa part symbolique si l’on préfère. Comment vient-elle à nous ? Grâce à l’éloignement de soi dans le soi du poème ? Je retiens spécifiquement ici le balancement entre différents mouvements du haïku, même si sa forme stricte en tercets 5/7/5 oblige à calibrer son propos. Et dès lors, il se fracture, se fait fragments, bouts, séquences ; poème à trois séquences, 5/7/5. Ainsi chez Enomoto Kikaku (1661–1707) :
Voici la première neige,
Qui pourrait vouloir
Rester à la maison ?
Le secret infuse dans ce partage par des images très simples : la grenouille, le brin d’herbe, l’eau, le corbeau, la branche morte, etc., donc rien de vraiment noble. Cependant, le sens vibre, se diffuse, sans doute grâce à sa présentation en trois vers qui installe un silence signifiant — une interruption, une furtivité -, qui sonne comme une durée blanche. Peut-être là, la porte immatérielle du sacré se destine esthétiquement au silence… Poésie sacrée ? Pourquoi pas, et en un sens quand même proche des réalités du Zen ou du Taoïsme, même si ce dernier se trouve dans une autre sphère culturelle. À ce sujet, Matsuo Bashō [1644–1694] se mit à étudier le Bouddhisme zen sous la conduite du prêtre Butchō, dont le vers le plus célèbre est le suivant :
Sur une branche morte
Un corbeau s’est posé
Soir d’automne.
(tiré de l’Anthologie de la poésie japonaise classique, trad. Gaston Renondeau)
Cette poésie s’articule sur elle-même, ce qui veut dire qu’il y a tenon et mortaise dans cette relation au langage. Le langage dit tout sans avoir de consistance, en somme n’est rien, juste une vibration intérieure, un silence animé. Il profite nettement de ce qui le découpe, lui donne des entrées aléatoires et positives. Le poème se voudrait pur produit, pure nature poétique révélée à chacun. Même s’il s’appuie sur la contingence de telle ou telle rencontre comme celle du poète Yasa Buson [1716–1783], de tel ou tel sentiment. Il y a dans le haïku une part de la vie, celle qui est essentielle à la production des vers qui s’ordonnent en syllabes. Il y a récit. Y compris, narration de soi :
Brouillard matinal
Dans le village aux mille avant-toits
Les bruits du marché.
Sur la cloche du temple
S’est posé un papillon
Qui dort tranquille.
L’idée de départ, qui m’est venue presque en même temps que je trouvais mon titre, était de revenir sur la question de la coupure, son effet de style — on pense évidemment au Cut-up des poètes de la Beat-Generation. Le haïku est, en un certain sens, le précurseur de cette idée, en tout cas pour le poète que je suis, ce qui revient à dire plus en disant moins, en raturant le trop plein, en se resserrant sur le peu, quitte à se contraindre à une prosodie 5/7/5.
J’exclus de cette catégorie les grandes épopées, même si la narration du haïku ressemble aux micro-séquences d’un récit universel. Néanmoins, le poème doit se contenir non seulement à des périodes mais à un nombre déterminé de syllabes. Forme extrême-orientale réduisant le poème à être désarticulé à partir de ce que deviendra ainsi sa forme définitive.
À mon sens, l’énigme de cette poétique réside dans l’art de la coupe d’un vêtement, qui naît à partir d’un patron de couture. Afin de clarifier mon opinion, revenons à quelques épithètes pouvant qualifier la rupture : césure, fragment, assemblage, déchiquètement, pour un poème qui ne dit que ce qu’il dit — formule chère à Pessoa — en ayant à l’esprit la part inconnue qui revient dans chaque monostique.
Ces coupures, ces rejets à la ligne d’un discours poétique en ces trois sections d’un même poème, inclinent vers une énigme — et j’espère ne pas abuser de ce dernier terme. Car ces trois vers, lesquels sont du discours suspendu qui ne prend naissance que dans l’application de la lecture, et paradoxalement dans son évanouissement, agissent comme la flèche — qui de l’arc fait la cible (trois moments du travail du tir à l’arc : la tension de l’arc, le trajet de la flèche et la cible). Il y a rupture entre ces trois moments, néanmoins l’action de la flèche les condense en une continuité, une finalité : le tir.
Cette poésie trine ne l’est que par rapport à une seule force : la beauté. Dès lors nous sommes au bord du vertige, accueillant cette clarté, l’élucidation éphémère de l’esprit de l’aède en son tranquille chemin. De ce fait, cette prosodie est maigre (comme on l’entend en peinture, avec peu de glacis ou d’additifs huileux, plutôt des lavis ou la technique sèche de l’estampe). Poésie donc qui cherche l’éclat par d’infimes moyens, peut-être dans l’économie d’une langue pauvre. Cette poésie éclate sans bruit tant le mouvement de reconnaissance de la beauté est intérieur. Cette poésie n’explique pas, elle suggère.
Pour philosopher sur le haïku, en se tenant légèrement hors de la sphère d’influence du Zen, je préciserai que le haïku est gouffre invisible, enclin à sonder une simple part du réel. Donc une poésie de l’existence pure et simple, laquelle peut être considérée comme précédant l’essence, selon Sartre. De ce fait le haïku représente typiquement le pontil qu’il faut dresser au-dessus du fleuve du langage, au-dessus de l’abysse et du néant du gouffre. Cela nécessite un lien (et en inversant ma proposition de tout à l’heure, s’il y a lien c’est qu’il y a rupture).
Le poème est d’abord signe. Signes (au pluriel). Car cette visée, cela à quoi le poète destine son travail, s’imagine facilement comme une seule et bonne phrase : Les saules sont éparpillés, l’eau est sèche, les pierres sont partout. [Buson] Il est nécessaire alors de condenser la signification sur un espace restreint, avec une rigidité extrême. Cette immobilité donne à entendre le grand mouvement de l’univers. Relation du rien et de la totalité. Ce poème japonais en trois séquences, tourne autour du vide, de l’appel d’air de sa brisure prosodique — chant des syllabes, autre partage inhérent à son architecture. Trois graphes du haïku sont autant de moments de cut-up qui rendent possible le passage de l’existence à l’essence, du particulier au général.
Le poème est maigre. Spectral. Il dissipe en montrant l’oiseau ou la grenouille, le printemps ou la neige, il arrache sa réalité au monde pour lui faire englober raison et passion, sentiment des signes et à l’inverse, signes des sentiments. Le poème s’incarne ainsi dans le mystère général des choses, des choses animées (la grenouille), ou inanimées (le brin d’herbe). Le poème est un angle choisi pour décrire une réalité si flottante et si ténue que la moindre erreur de prosodie l’abîmerait définitivement.
Le haïku est un pli, un petit phénomène devant l’immensité de l’univers, mais ce pli, cette coupe dessinent le vêtement universel, l’univers dans son intégralité ; là, dans la grenouille, là, dans la graminée. Ici, dans le gouffre du langage. Le poème possède une force mosaïque, une puissance presque religieuse s’attelant en trois temps : attraction, élévation, langage. Le haïku ne guide pas, il offre, il ne guide pas, il donne, il ne guide pas mais pousse à l’ataraxie (dans le meilleur des cas).
Le haïku est interstitiel, il agit dans l’intervalle entre les tercets, où se cache la vérité du monde affublée d’une chlamyde poétique, d’une tunique ornée, d’un kimono, d’une robe traditionnelle. Le poème décrit ce qui manque, ce que le patron de couture du kimono a laissé de côté : la force brute du tissu, son caractère précieux qu’il faut épargner, tout en respectant ce qui confine bien sûr à l’art, la composition de moments rares. Le poème est ainsi soudure, comme on le dit dans le milieu agricole lorsque la période entre deux récoltes pousse à l’économie.
Le haïku chevauche le monde, n’en garde qu’un infime morceau, une bribe. État intérieur qui, pour s’écrire, cherche l’ellipse la plus radicale, l’expression lapidaire, le strict minimum faisant chanter le 5/7/5, comparable à la philosophie franciscaine capable d’ériger un poème face à la nature divinisée. Le haïku est un poème-lié. On pense également aux fragments d’Héraclite ou à ceux de Sappho.
Dans l’analyse de cette prosodie, la confusion entre les séquences du poème rend continuelle la marche en avant de la lecture des haïkus. Car ces vers se rejoignent pour modeler une attitude par rapport à la beauté. Beauté divisée confinant à la continuité du sentiment du lecteur. Le haïku déconstruit, si l’on peut dire, la réalité, celle de l’amphibien ou de la neige, par exemple, pour la faire sienne ; par bouts, par morceaux, par blocs, par portions — ici la grenouille, là les graminées, ici l’été, là le printemps, ici la ténèbre, là la lumière. L’ensemble dans un art confirmé de la brièveté.
Voici les propos pertinents de Roland Barthes sur le haïku :
Dans le haïku, la limitation du langage est l’objet d’un soin qui nous est inconcevable, car il ne s’agit pas d’être concis (c’est-à-dire de raccourcir le signifiant sans diminuer la densité du signifié) mais au contraire d’agir sur la racine même du sens, pour obtenir que ce sens ne fuse pas, ne s’intériorise pas, ne s’implicite pas, ne se décroche pas, ne divague pas dans l’infini des métaphores, dans les sphères du symbole. La brièveté du haïku n’est pas formelle ; le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève, mais un événement bref qui trouve d’un coup sa forme juste.
Le haïku pour moi, est une forme primordiale, une représentation de l’énigme, une diffraction, un mouvement ondulatoire lequel gît dans le langage. Des objets endormis, touchés par le silence, restent la vraie énigme de cette prosodie si identifiable, sinon canonique. Car ce poème restitue, redonne, contient davantage hors champ de sa signification première, se charge d’une vision du monde.
Paradoxalement, c’est le vide, le blanc, laissés par trois fois après les trois moments du poème qui triomphent. Ainsi c’est la césure qui donne au poème sa gravité et son élégance. Le haïku ne cherche pas à être intelligent, seulement à rendre intelligibles les arcanes du poète, son intellection de la réalité. À nous de saisir le saut des amphibiens ou l’arrangement d’un jardin, la force d’un brin d’herbe, d’une fleur de cerisier.
L’on est convié à restituer par la lecture des micro-événements, des découpages, ces déchiquetures d’où sortent des passements (Sainte–Beuve), découpe du lin ou de la soie, du tissage du kimono. Écoutons Barthes un instant encore :
De tels traits (ce mot convient au haïku, sorte de balafre légère tracée dans le temps) installent ce qu’on a pu appeler « la vision sans commentaire ».
Le haïku désigne. Il pointe du doigt. Il s’arrête sur sa propre simplicité. Il découvre et s’ouvre soudain à l’inertie du monde pour la rendre fluide, liquoreuse. Il agit en termes spéculatifs, montrant à peine, afin de désigner le point focal de son surgissement. Il pointe un punctum, le point le plus proche de la vision nette. Il s’adresse à la métaphysique, sans embarras conceptuel.
Résumons : mouvement trine, donc. Trois moments. Trois vers. Trois arrêts, trois suspens. Trois phases séquentielles. Modeste récit philosophique en guise de prémisses. Enveloppe ductile de la forme. Une façon de se dépouiller de toute science, juste chemin faisant avec l’art poétique. Moments éphémères, eaux labiles, eaux mobiles dans la terre nippone. Ivresse du beau. Vertige. Phrase continue qui doit sa continuité justement à une écriture presque musicale, un poème à trois temps, trois instants suspendus à la crête du haïku.
Pour le lecteur que je suis — doublé d’un écrivain qui lui aussi cherche -, je situe la richesse prosodique à l’intérieur de l’interstice, dans la coupure, dans l’impeuplé — à la façon de trois espaces silencieux après chaque verset, condensant dans l’interruption, l’inachèvement, le suspens, la réalité touchée du haïku.
C’est sans doute la tension entre plein et vide (on sait l’importance donnée à ce mouvement dans la philosophie de Lao-Tseu) qui permet le saut dans la grenouille, dans son étantité, dans l’étantité de la graminée, dans le soleil rouge du drapeau du Japon, dans l’effervescence de la lumière. Pointe fine de l’estampe, prise d’un morceau de vie dans l’ordre supérieur du langage, art tenu de main ferme par trois instants syllabiques (5/7/5).
Finissons en compagnie du poète que je qualifie d’expressionniste, qui a utilisé la prosodie assez ancienne du haïku, au sein d’une époque qui lui était contemporaine.
Ishikawa Takuboku [1886–1912] :
Il m’a donné la nourriture
et je me suis retourné contre lui
que ma vie est lamentable
Respirant l’odeur de papier
d’un nouveau livre d’Occident
de tout mon être j’aspire à avoir de l’argent.
Je remercie Nicolas Grenier pour son accueil au sein de cette grande institution qu’est l’UNESCO, pour son professionnalisme et pour avoir constitué un public de grande tenue intellectuelle.
didier ayres
Unesco, 7 place Fontenoy, Salle III, Paris 75007.
Le 21 juin 2023