Libido cogitandi
Le terme « anthropocène » (littéralement, « ère de l’humain »), qui désigne l’époque géologique actuelle de l’humanité, a été popularisé dans les années 1990 par des chercheurs en météorologie et en biologie, pour marquer l’influence déterminante de l’homme sur la géologie et les écosystèmes, notamment à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’apparition puis du développement de la révolution industrielle.
Même si ce terme reste toujours âprement discuté par la communauté scientifique, Alain Vaillant s’en saisit pour étudier et qualifier la démarche des hommes non dans leur rapport au climat, mais dans leurs ambitions cognitives.
Chercheur reconnu en théorie et histoire littéraires, il a entrepris, depuis une quinzaine d’années, d’abord à propos de la culture du rire, puis aujourd’hui, du plaisir cognitif, de jeter un pont entre l’anthropologie culturelle et l’histoire des sociétés humaines.
Partant du cogito cartésien, l’auteur glisse vers la cognition, ici définie comme l’ensemble des activités psychiques qui permettent à l’homme d’appréhender et de connaître le monde qui l’entoure, et qui se distingue aussi de la pensée (terme trop connoté rationnellement) ainsi que de l’image du sage méditant à l’écart de sa civilisation – de quelque civilisation qu’il s’agisse.
À chaque instant de sa vie, l’homme connaît une activité cérébrale intense ; ce fonctionnement cognitif est source de plaisir, de libido, dont l’annexion par Freud et la réduction au désir sexuel ont limité la portée : toute action contribuant à la continuation de la vie implique pour l’animal une forme de récompense qui lui permet d’agir efficacement.
Quant à la libido cogitandi, elle est restée longtemps invisible. Pour Alain Vaillant, en effet, « la bonne application des capacités organiques s’accompagne, pour l’animal qui l’éprouve, d’une récompense, elle aussi organique », que l’on peut nommer « plaisir ». Pour les animaux supérieurs, « ce plaisir comporte en outre une composante cognitive essentielle, résultant du traitement neuronal des informations sensorielles reçues au niveau du cerveau » (p. 7). L’auteur suppose que cette théorie, avérée pour l’homme, peut s’étendre à l’ensemble du vivant.
Deux thèses, l’anthropologique et l’historique, mènent sa réflexion. La thèse anthropologique est que tout au long de son évolution, l’homme est « cet animal singulier qui a trouvé le moyen de déconnecter le plaisir cognitif de sa fonction organique, trouvant ainsi une source extraordinaire et inépuisable de jouissances, détachées de toutes les contraintes vitales : l’instrument au service de la vie est devenu le but, qui a délié l’homme du réseau serré de déterminations qui enserraient le cours de son existence animale » (p. 8).
Il est survenu dans l’espèce une « inflexion capitale », qui a permis à l’homme de détacher et d’isoler ce plaisir psychique (perception de son existence, puis recherche pour lui-même), si bien « qu’il est impossible de dissocier alors la libido cogitandi en elle-même de la jouissance induite par cette déconnexion et par l’effet de déliaison que celle-ci permet » ; cependant, l’origine libidinale de ce plaisir reste « hors du champ de la conscience ».
La thèse historique est plus ‘anthropocentrée’ : « depuis que, à l’aube de sa préhistoire, l’homme a découvert sa capacité à éprouver le plaisir pour lui-même, le devenir des sociétés humaines n’a jamais obéi qu’à une seule logique : à l’approfondissement de ce plaisir » (p. 9). Les grandes inventions de la culture (religion, philosophie, arts, jeux, sports, loisirs, organisation politique et économique) ont poursuivi cet approfondissement du plaisir cognitif, mues par la libido cogitandi et non par le progrès de la civilisation si cher aux yeux des philosophes des Lumières.
En treize étapes et trois parties, Alain Vaillant mène sa démonstration de l’anthropologie à l’histoire des civilisations. La première partie s’intéresse aux matrices du plaisir cognitif : le rire, le jeu, et la capacité à se projeter dans l’avenir, ce qui amène à repenser l’économie du désir en termes de plaisir et non plus de manque (comme pour la philosophie classique) ni de volonté de puissance (Nietzsche).
La deuxième partie s’intéresse à la culture de l’addiction. Les cinq chapitres traitent des principales manifestations culturelles de la libido cogitandi : la religion, l’art – complémentaire du fait religieux –, la fiction, l’activité intellectuelle tous azimuts, l’addiction. Pour l’auteur, dans tous les cas, « le plaisir acquis est si fort qu’il développe systématiquement une tendance addictive irrépressible et progressive » : ainsi, le religieux consacrera plus de temps à sa foi, l’artiste à son art, le joueur à son jeu, l’intellectuel à sa pensée…
Les cinq derniers chapitres, pour la partie III, s’intéressent à une perspective diachronique ; de la chasse et de la cueillette à l’agriculture et l’élevage, jusqu’à notre société post-industrielle, il y a un faisceau d’hypothèses historiques qui repose sur un « soupçon » : « et si l’histoire humaine se résumait à l’histoire de la diversification et de la sophistication des moyens mis pour créer le plaisir cognitif né de la déliaison ? ».
L’auteur s’intéresse tour à tour à l’histoire, au moment occidental, notamment en ce qui concerne l’individu, à l’Éden capitaliste (civilisation industrielle), à la révolution médiatique, et enfin au post-individualisme.
À travers cet ouvrage, Alain Vaillant montre que depuis que l’homme a découvert son aptitude au plaisir, le devenir des civilisations n’a obéi qu’à une seule logique, profondément addictive : l’intensification de ce plaisir – même si les sociétés humaines ont avancé dans une seule direction à leur insu, dirigées qu’elles étaient par la poussée (invisible) de leur libido cogitandi.
yann-loïc andré
Alain Vaillant, L’Anthropocène, ou l’âge de l’addiction cognitive, Le Bord de l’eau, « Perspectives anthropologiques », 2021, 250 p. — 22,00 €.