On croyait tout savoir sur le général de Gaulle. Le livre de Frédérique Neau-Dufour nous prouve le contraire. A l’aide d’archives inédites et très variées, elle nous aide à connaître une expérience formatrice dans le parcours qui conduit Charles de Gaulle au 18 juin et à l’Histoire : la Grande Guerre. C’est en effet une période méconnue, même si plusieurs biographes ou historiens s’y étaient intéressés, comme le prouve d’ailleurs la bibliographie du livre. Toutefois, cette étude nous permet de mieux la connaître et de voir quel rôle – et c’est la démarche de Frédérique Neau-Dufour – elle joue dans l’attitude et les décisions de l’homme du 18 juin. Le risque bien sûr est de lire les évènements de la Première Guerre mondiale à travers le prisme de la Seconde, et l’auteur ne l’évite pas toujours. Cela dit, elle conserve suffisamment d’esprit critique et d’analyse pour contourner bien des écueils.
Le lecteur suit d’abord le jeune Charles dans sa formation familiale et scolaire qui le mène à Saint-Cyr et aux champs de bataille de 1914. Le lieutenant y découvre la guerre, la vraie, celle qui fauche des milliers de soldats dans les semaines du mois d’août, avant de les écraser dans les offensives sanglantes de la guerre de position. Cette réalité meurtrière le marque durablement tout en lui permettant de gravir les échelons militaires, de côtoyer les officiers supérieurs et le commandement de son régiment, avant que la catastrophe ne lui tombe dessus. Elle prend le visage le plus humiliant pour lui : la captivité.
Frédérique Neau-Dufour décrit très bien le poids que représentent ces années passées dans les divers de camps de prisonniers dans lesquels de Gaulle se retrouve, sa volonté farouche de s’évader et sa souffrance de ne pas y parvenir et d’être réduit à l’inactivité. Pourtant, par ses nombreuses lectures et par ses réflexions politiques autant que militaires, il acquiert une dimension qui annonce l’officier de l’entre-deux-guerres et le général du refus. Cette époque paraît donc bien déterminante. A cela s’ajoute son caractère déjà bien trempé, et cette tendance à dialoguer avec ses supérieurs d’égal à égal, et qui, en 1940, mettra Weygand hors de lui.
Le livre de Frédérique Neau-Dufour n’échappe pas, néanmoins, au défaut principal qu’on trouve dans les études sur de Gaulle : cette frontière extrêmement ténue entre l’étude scientifique et l’hagiographie, sans que cela, je le répète, ne nuise à la qualité de l’ouvrage. Mais il est bien clair qu’on cherche vainement un défaut au grand homme… Ecrire que ” La Seconde Guerre à peine achevée, de Gaulle pourra immédiatement songer à la réconciliation avec l’Allemagne et fera de celle-ci l’axe de sa politique européenne ” revient à oublier qu’en 1944 de Gaulle veut obtenir des Alliés un démembrement de l’Allemagne et la mise sous tutelle française de ses territoires rhénans. Et cela en cohérence avec la pensée de Jacques Bainville et de l’Action française dont l’influence sur de Gaulle est sous-estimée dans le livre.
Cela dit, Frédérique Neau-Dufour tord le cou à la vieille thèse antigaulliste sur les conditions soi-disant suspectes dans lesquelles le futur général tombe entre les mains de l’ennemi. Preuves à l’appui, elle n’a aucun mal à en démontrer la fragilité. En fin de compte, cet ouvrage apporte un éclairage intéressant sur de Gaulle et son cheminement mais il faut aussi le rattacher à toute la génération des combattants de la guerre de tranchées. Car de Gaulle n’est pas un individu isolé et son caractère exceptionnel ne doit pas conduire à l’extraire du monde dans lequel il vit alors qu’il n’a qu’une vingtaine d’années. Ses réflexes, ses pensées, son attitude sont celles de son milieu et de son époque. Celle de la Grande Catastrophe qui tombe sur l’Europe en 1914 et dont il ne parlait que très rarement.
Le voile est ainsi levé.
frederic le moal
Frédérique Neau-Dufour, La Première Guerre mondiale de Charles de Gaulle, 1914–1918, Tallandier, 2013, 378 p. - 20,90 €