Femmes, Vie, Liberté
Lorsque j’entre dans la salle du théâtre de L’Union à Limoges, je me revois quelques années auparavant, dans un caravansérail en Iran. : les mêmes estrades en bois, les mêmes tapis qui les recouvrent entièrement et un grand plateau au centre, sur lequel on pose le repas.
Il y a déjà du monde qui a pris place sur la vaste scène qui communique avec la salle par un petit escalier : des figurants, des spectateurs, des témoins peut-être. On entend de la musique, celle du pays azéri perdu.
Des femmes distribuent des pâtisseries. Au bord de la scène, dos au public, je reconnais la silhouette de Gurshad Shaheman, assis à l’orientale. Il observe le va-et-vient devant lui. Il est spectateur de sa propre pièce et de sa propre histoire mais il va devenir aussi celui à qui s’adresseront trois comédiennes.
Le conte, le « raconte » si cher au monde d’où il vient. La lumière éclatante faiblit : le temps théâtral peut commencer dans le noir.
Le tableau digital en hauteur indique le prologue et tout au long du spectacle annonce les chapitres du texte des Forteresses. Récit familial des vies bouleversées et bouleversantes de trois sœurs : la mère de Gurshad, Jeyran et ses deux tantes. Shady et Hominaz. Histoire d’une génération, celle qui a vingt ans en 1979 quand le Shah est renversé. Leurs espoirs d’une liberté durement acquise, d’une émancipation des femmes meurent sous les coups de l’Ordre des ayatollahs et des mollahs, qui leur volent leur Révolution. Evin, la sinistre prison de Téhéran continue de broyer les enfants de l’Iran.
La force et la beauté du dispositif de la mise en scène, celle de Gurshad, est de convoquer à la fois le théâtre, celui du texte dit, dans l’immobilité des trois comédiennes, (Gulida Chalverdi, Shady Nafar et Mina Kavani) qui tour à tour, sur leur chaise prennent la lumière, et la vie (« la vraie ») incarnée par les trois femmes de la famille, montées sur cette scène, mimant des épisodes autrefois vécus. Il suffit de quelques accessoires, de postiches au fond. Parce que la vie est toujours un peu du théâtre et que le théâtre est une autre vie.
Les années passent et leur jeunesse s’abîme dans des mariages arrangés et déçus. Les hommes révèlent leur vraie nature de tyran domestique. Au dehors, la société de la république islamique voile, enferme, exécute et finit par exiler. Pour tenir, il faut parfois « trafiquer ».
Mais pour survivre à tout cela, il faut écouter de vieilles chansons, danser : c’est le dernier mot de la pièce, sous le soleil artificiel d’une boule à facettes. Elles soulagent un peu les cœurs entre des récits terribles : des chansons d’amour, qui semblent légères mais ne le sont pas tout à fait : O amour, quand tu me reviens en mémoire ou la forteresse.
Et Gurshad alors entre dans le mouvement des corps, devient chanteur de ce qui à jamais reste dans les cœurs, par-delà l’horreur de la guerre Iran/ Irak et ses fracas terrifiants, les séjours en cellule, la surveillance insidieuse des opposants…
Il faut enfin partir, rejoindre l’Allemagne pour Shady et la France pour Jeyran. La douleur d’être étrangère et de devoir affronter toutes les bureaucraties récalcitrantes jusqu’au burlesque : l’intervention de Martine Aubry (un simple masque), à Lille afin d’obtenir des papiers et la nationalité française. Et en Allemagne de l’est, les camps de réfugiés. Hominaz seule reste, vaillamment en Iran.
C’est le théâtre en somme qui les réunit, les unit aux comédiennes qui jouent le rôle de leur vie chahutée. Elles se rejoignent à la fin du spectacle, se tiennent par la main, deux par deux. Et pour la première fois, les trois sœurs prennent la parole dans leur langue maternelle et la comédienne traduit en français ce que leur existence leur a donné : la fierté, le courage, l’amour.
Il ne reste plus qu’à battre des mains sur la musique, aller sur le plateau, se lever et danser tous ensemble. Les jeunes iraniennes d’aujourd’hui sur les réseaux sociaux bravent les interdits en cheveux dansant sur des rythmes de leur époque.
Les forteresses
de Gurshad Shaheman
Représentation au Centre Dramatique National du Limousin, le 10 mars 2023.
Spectacle en tournée à Creil à La Faïencerie, le 13 mars.
A La Comédie de Valence, le 25 et 26 mai 2023.
Le texte Les forteresses est édité aux Solitaires Intempestifs.
marie du crest