Virgil (Mabrouk El Mechri) / Arthur Cravan, revue Maintenant

Quand la plume croise les gants — Eloge du Noble art

Pre­mière règle du Fight Club : ne pas en par­ler. Ecrire autour du ring, par contre…

De Vir­gil à Arthur Cra­van,
le Noble Art au-delà des cordes

De la rue au ring ou de l’écrit à l’écran, la boxe est un com­bat qui se joue avant tout dans la vie. Comme dans Vir­gil, le pre­mier long métrage de Mabrouk El Mechri, avec Jalil Les­pert, Léa Dru­cker et Jean-Pierre Cas­sel. Un cas­ting qui car­tonne pour une his­toire d’amour émou­vante.
Chaque semaine, Vir­gil fait rêver son père Ernest pri­son­nier en lui racon­tant ses com­bats le temps d’un par­loir. Chaque semaine, il vient rêver en croi­sant le regard de Mar­got, une jeune femme elle aussi en visite, qui à la dif­fé­rence du boxeur, met plus de quatre rounds à se cou­cher et à dégra­fer son cor­sage. Mais cette semaine, Ernest lui annonce qu’il va sor­tir et qu’il va enfin pou­voir revoir son fils sur un ring. Un seul pro­blème, Vir­gil ne boxe plus depuis trois ans. S’il reprend l’entraînement pour remon­ter sur le ring, il est clair que tout va se jouer au-dehors. Et si Vir­gil manque de vaillance dans les cordes, c’est qu’il a autre chose que des gants dans le cœur. El Mechri filme au corps-à-corps, capte l’émotion des forces pri­mi­tives, com­bat dans tous les coins et rebon­dit sous tous les angles, entre le rire et la rage. Pen­dant que Vir­gil prend des coups de poing pour faire plai­sir à son père. His­toire de filia­tions. Car boxer, c’est par­fois dire je t’aime. Film cohé­rent et pudique, dra­ma­tique et comique, plein de feintes et sans failles, où les his­toires se croisent sans se faire de nœuds dans les jambes. Ce film poi­gnant, par un incroyable jeu de genres, retombe sur ses pattes dans le face-à-face final.

 Et si Vir­gil pré­texte la boxe pour par­ler d’amour, ce papier feint de par­ler du film pour par­ler de boxe. La poé­sie en plus. Car du poème au pugi­lat, il n’y a qu’un pas, que le poète fran­chit avec ses poings. Que le boxeur fran­chit avec sa plume. Et dans les deux cas, ô com­bien cap­ti­vants, le pas­sage se fait tou­jours avec pas­sion, que le boxeur soit dieu ou démon, plu­tôt droite ou plu­tôt gauche, croyant ou infi­dèle. Sans poli­tique et sans parti pris, juste pour la beauté du coup de plume. Parce qu’aujourd’hui, le Noble Art est à l’honneur.

La boxe n’est jamais contre mais tou­jours avec. Même si comme dans la vie, on reçoit géné­ra­le­ment beau­coup plus qu’on ne donne. Or, il faut don­ner pour rece­voir. Si l’on ren­verse les hori­zons, ils deviennent ver­ti­caux. Et Dieu sait si le boxeur est ver­ti­cal. Les Thaï­lan­dais invoquent les dieux avec les pieds, chassent les démons avec les poings. Cer­tains font le signe de croix avec le gant avant le coup de gong, d’autres s’efforcent d’y croire en posant le poing sur la poi­trine, d’autres encore, en posant leur tête sur la terre. Pour tou­jours deman­der au ciel pro­tec­tion. Pour deman­der à Dieu de ne pas se faire cas­ser les dents et d’ôter cette peur tou­jours pré­sente. Le boxeur croise et rac­croche. Jamais tota­le­ment. Car il porte en son cœur le goût du ko. Guer­rier du rêve, guer­rier du ring. Le boxeur com­bat contre son ombre et avec elle. Pour ten­ter de la dépas­ser. D’aller plus vite. “Ce soir, j’ai éteint la lumière et j’étais déjà au lit avant qu’il fasse noir” disait non sans humour Moha­med Ali, jouant aussi bien des gants que de l’ego. La boxe et l’excès. Mor­ri­son disait “le rock est mort”, Ali disait de même de la boxe. Tou­jours la déme­sure dans la bouche. Dans le carré de cordes, il n’y a ni gagnant ni per­dant. Il y a sim­ple­ment des dan­seurs et des poètes. Car­pen­tier, Cer­dan, Robin­son, Ali, Leo­nard et d’autres à voir, Mae­ter­linck, Cra­van, Gard­ner, Mai­ler, Mon­tai­gnac, Oates et d’autres à lire. Moha­med Ali a fait trem­bler le monde. C’est le plus grand, le plus beau. Il pré­fère les gants à la guerre, l’arrogance à la haine et l’amour à la mort qu’il frôle contre Fra­zier. Moha­med, l’insoumis assom­meur. Il imite, se moque, se conver­tit au com­bat pour oublier l’esclave dont il vou­lait à jamais taire le nom, pour faire par­ler l’homme libre à qui il avait tou­jours voulu dire oui. Même contre la force de Fore­man. Il mar­tèle la “momie” avec ses poings, le fait vaciller avec sa voix, l’accable, l’encercle, et il danse, et il swingue, rebon­dit contre les cordes, le frappe à la face et de plein fouet le fou­droie. Zig, zag, zen. Un mythe vient de naître. “Bomaye” boxeur, tu portes les gants de la gloire et les paroles du peuple dans ta bouche.

Le boxeur danse comme un papillon et pique comme une abeille. Avec le rythme qui s’impose. Le poète Michel Deguy écrit :
Il fau­drait dan­ser comme dan­sait Robin­son. Boxe et jazz : musiques de sau­vages, bagarres de bar­bares, zébrures rouge ardent. Il suf­fit de se lais­ser aller dans le rythme tout sauf fou du com­bat. Les grands boxeurs ont la rage métho­dique. Ou plu­tôt, il ne s’agit pas de rage. La foudre superbe.
Gauche, droite, swing ! Et dans le carré de cordes ne res­tera que le gant du boxeur et la lyre d’Orphée. Mar­cel Cer­dan, “l’homme aux mains d’argile” qui pul­vé­risa Zale, grâce à ses poings a fait piaf­fer l’amour. Dans un hymne indé­mo­dable, il a fait pleu­rer la mort. Pour un avion qui lui vola la vic­toire, ça valait bien un vers, une chan­son. Béni soit le “Bom­bar­dier”, c’est écrit, “Dieu réunit ceux qui s’aiment”. Piqué au men­ton, même le plus ter­rible tombe groggy, comme dirait Hugo, dans un “gro­gne­ment gai”. C’est la règle du ring, tout l’enjeu de la joute qui selon Coc­teau se doit d’être joyeuse. Sport de sueur et de sang, de mains et de mots. “Le poing est à l’homme ce que la corne est au tau­reau” disait Mau­rice Mae­ter­linck, sou­li­gnant “le calme de deux cer­ti­tudes qui savent ce qu’il faut faire.”. “Mon adver­saire peut cou­rir sur le ring, disait Joe Louis, il ne pourra pas se cacher.”

La poé­sie ne craint pas d’être popu­laire. Et la boxe ne l’est vrai­ment qu’à demi. Elle dérange. Mafieux, délin­quants, mal­frats, gang­sters, coups bas et bien sou­vent des coups durs. Dans le sillage des ban­dits, des poètes et des excen­triques, le boxeur est un pro­vo­ca­teur, engagé et grande gueule. Dans le face-à-face, la force est tou­jours ques­tion de faim. Il n’hésite pas à vous attra­per la cra­vate pour vous la faire avaler.

Arthur Cra­van, neveu d’Oscar Wilde, fait parti de ces “vilains”. Roi du ring, assas­sin des Lettres, pro­sa­teur génial. Il effraie Gide sans même l’attraper par le jabot. Une légende. Un bar­bare de la boxe tou­jours aux abois. “Apol­li­naire a tout du tapir…” disait-il et tour à tour il les met tous au tapis. Réduit Cen­drars en cendre.
J’ai vécu à une époque où je pou­vais avoir par­fois l’ivresse de pen­ser que per­sonne peut-être n’était mon égal.
Il a l’ego des plus grands. Cra­van en a dans le ventre et bourre ses gants de boxe avec des “boucles de femme”. Pour pré­ci­pi­ter avec beau­coup de force le poème à sa fin. Cra­van le mys­té­rieux, le rédac­teur de la revue Main­te­nant, n’a jamais révélé le secret de son nom. Et de son pré­nom qui relève moins du roi Arthur que de Rim­baud. Faire l’expérience de “toute forme d’amour, de folie et de souf­france, pour n’en gar­der que les quin­tes­sences.” Autant voleur de feu que voyant. Tout arrê­ter pour vivre et dis­pa­raître sans lais­ser de traces.

Pirate des arts et des lettres, il apprit la poé­sie en boxant. Pour tou­jours trans­gres­ser. Pour taper du poing sur la table. Sou­li­gné par Bre­ton dans son Antho­lo­gie de l’humour noir comme la fon­taine à laquelle boi­raient tous les futurs poètes, on garde ce boxeur en sou­ve­nir. Poé­tique de la sub­ver­sion, ces mots sont méchants. Fal­lait pas allu­mer la mèche. Ban­dit de la boxe, ces phrases sont tou­jours “fli­bus­tières”. À demi mes­sie à demi escroc, il met le coup d’estoc. Il mélange la chair et le mot, tra­ves­tit la poé­sie en boxe, les upper­cuts en rime et les cro­chets en méta­phores, pour ne pas oublier que seuls comptent dans les vers les virages. Le boxeur blas­phème, allonge des “pro­so­poèmes” sur les pages, va à la mos­quée pour voler des tapis de prière et peu importe du péché. Il y a du Khayyam dans Cra­van. Un même cri du cœur. Un même esprit sub­ver­sif. Un anté­christ anar­chiste de deux mètres et de cent vingt kilos. Des mots des droites pour un homme sans Dieu ni maître. Punk des poings et du poème, Cra­van était de toutes les avant-gardes.

La boxe par­ti­cipe au poème et donne à voir l’homme dans son essence. Tour à tour les masques tombent, fût-ce encore à coups de poings. Comme dans la poé­sie, l’efficacité et l’esthétique sont inex­tri­ca­ble­ment liées, sont les deux faces d’un même prisme. Opé­ra­tion à demi alchi­mique, la peur se trans­forme en cou­rage, et cela, à la force du don. Car la boxe est géné­reuse. Elle incite au sur-effort, à la luci­dité et au dépas­se­ment de soi. Elle force à pui­ser autre part que dans nos réserves habi­tuelles qui ne pro­duisent que paresse. Comme toute chose inté­res­sante, la boxe est dan­ge­reuse, ambi­va­lente, mar­chant sur le fil très fin de la mort en évi­tant de le cas­ser. Mais par­fois il casse. On se sou­vient de Benny Kid Paret ou Davey Moore, morts par amour du Noble Art. Et les paroles de Dylan n’y chan­ge­ront rien. Comme le mys­tique et le poète, le boxeur sait que pour comp­ter sur l’aide de Dieu, il doit d’abord comp­ter sur ses efforts et sa vaillance, sur sa déter­mi­na­tion à toutes épreuves. Il est comme Arjuna sur le champ de bataille. Il sait que nous sommes tous frères, qu’il peut mou­rir à tout ins­tant et retour­ner à la terre les bras en croix. De ce sen­ti­ment pro­fond naît une puis­sante sen­sa­tion de son être et une volonté d’exister et de deve­nir, par-delà l’issue. Naît sur­tout une pré­sence au monde qui fait rap­pe­ler au boxeur qu’à la dif­fé­rence de tous les spec­ta­teurs endor­mis et déjà morts, il est vivant et réveillé, prêt à mar­cher sur le monde. Et il marche enthou­siaste, poussé par le divin et por­tant en son cœur un secret que seuls les guer­riers connaissent.

Bénis soient ceux qui croisent les gants et bénis soient les poètes !

 pierre bonnasse

Le site de Vir­gil

NB - Les cinq cahiers - soit la col­lec­tion com­plète - de la revue Main­te­nant, dont Arthur Cra­van fut l’unique rédac­teur ont été réim­pri­més dans leur inté­gra­lité en 1997. Ces cahiers ont paru entre 1912 et 1915.

   
 

-  Vir­gil, réa­lisé par Mabrouk El Mechri, avec Jalil Les­pert, Léa Dru­cker et Jean-Pierre Cassel.

-  Arthur Cra­van, revue Main­te­nant, Le Seuil coll. “L’école des lettres”, 1997, 135 p. — 6,10 €.

Leave a Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, DVD / Cinéma

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>