Les lecteurs du litteraire.com qui connaissent bien sophie bonin, responsable ici des pages science-fiction & fantastique, se réjouiront de pouvoir lire ci-dessous la préface du récent numéro de l’excellent et toujours détonnant fanzine Exode Cosmic dont elle est l’éditrice.
Avant-Propos
Homo Compassio
Nous l’avons vu1, le propre d’Homo est de se croire “humain” en s’inventant une nature supérieure à l’animal. Homo est une bête qui aspire à ne pas en être une ; à être meilleure. C’est pourquoi l’humanité n’est pas une donnée factuelle, mais bien une construction de l’esprit. Et comme toutes les créations idéologiques, elle n’est pas un concept immuable, unique et éternel. L’humanité est un devenir ; un processus qui ne connaît pas d’aboutissement et un cheminement conceptuel en perpétuelle définition.
Penser l’espèce humaine, ce n’est pas décrire ce qu’elle est, mais ce qu’elle veut être : meilleure qu’une bête. Et c’est la société, produite par la vie en collectivité, qui tente de transformer la bête humaine en autre chose. La société apparaît ainsi comme une tentative de brider les instincts bestiaux d’Homo. Et dans le but de le contraindre à adopter des comportements non bestiaux, elle justifie ce bridage par des prétextes dotés d’une dimension quasi-sacrale, d’une supériorité intrinsèque qu’elle veut rendre irréfragable et qui ne sont que des constructions socio-culturelles : la religion, la morale, la raison, ou encore la science (dans une certaine mesure).
Parce que l’humanité n’est pas une réalité, mais un processus idéel, il existe ainsi différentes modalités humaines ; différentes options possibles d’être humain. Et c’est pourquoi, bien que les Homos partagent une apparence et une nature biologique semblables, ils divergent culturellement. Nous ne prétendons pas qu’il y ait quelconque vertu morale, plus ou moins élevée, à rechercher dans ces différentes tentatives sociales de soustraction des caractéristiques bestiales d’Homo. Nous constatons seulement que les sociétés humaines ont cette fonction initiale : fabriquer l’humain, s’inventer l’humain, selon des variables qui s’éloignent, plus ou moins, de la nature bestiale d’Homo.
Mais pourquoi Homo s’évertue-t-il à être plus qu’une bête ? Constatant que la culture produit effectivement l’humain, il est tentant de croire que le désir d’humanisation d’Homo provient également de la vie en collectivité. Mais ce lien de causalité entre sociabilité, naissance du désir d’humanisation et production d’humanisation, est erroné, car la sociabilité n’est pas antinomique de l’animalité, elle est même la caractéristique organisationnelle de toutes les espèces grégaires. En outre, dans le passé comme dans le présent, les sociétés d’Homo s’accommodent parfaitement, en tentant de les justifier, de mœurs issues de nos instincts bestiaux dont, notamment, toutes les formes de violences et de dominations.
Pour définir “l’humain”, un être qui a la volonté d’être supérieur à l’animal, il faut avant tout définir ce qu’est un “non-humain”. Pour la tradition occidentale, les animaux sont des êtres vivants qui peuvent se mouvoir et qui n’ont ni conscience ni capacités intellectuelles élaborées. Par défaut de conscience et d’une intelligence suffisante, ils réagissent par instinct de survie, ce qui les contraint à l’égoïsme, donc à la cruauté.
Puisque les animaux sont les esclaves ignorants de leurs élans instinctifs, c’est bien la conscience de soi et des autres ainsi que la réflexion intellectuelle qui contraignent les êtres à ne pas réagir à l’instinct, mais à réfléchir tout en se décentrant. Or, les capacités de réflexion et la conscience qu’Homo a des conséquences de ses actes le placent dans une telle souffrance, qu’elle le conduit à vouloir être d’une nature meilleure. C’est ici que naît le désir d’humanisation d’Homo : de la compassion. Ce qui nous pousse véritablement à l’humanisation ce n’est pas la conscience de notre nature bestiale, qui n’existerait probablement pas sans compassion, mais bien ce que cette conscience implique en tant qu’elle est potentiellement créatrice de souffrance pour autrui, que cet Autre soit un être conspécifique ou hétérospécifique. La compassion nous fait souffrance ; elle éveille la conscience des conséquences de notre nature bestiale et fait naître le désir d’humanisation.
Nous lions ici volontiers émotion et cognition, car toutes les émotions sont intelligibles pour les êtres qui en ont les capacités intellectuelles. C’est l’émotion qui provoque la cognition, et cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de souffrance. En souffrant, les êtres cherchent à mettre un terme à cette souffrance ; ils peuvent le faire par instinct, comme des bêtes, en niant la souffrance par une stratégie cognitive d’évitement, ou bien résoudre ce dilemme grâce à la réflexion intellectuelle par une stratégie d’affrontement. La capacité de ressentir la souffrance d’autrui, que celle-ci soit juste ou injuste, est donc à la fois émotion et cognition altruistes — que l’émotion fasse naître la réflexion, ou bien que la réflexion fasse naître l’émotion, les deux phénomènes étant intriqués. Et ainsi, la compassion résultant de ce double effort intellectuel et émotionnel de décentrement permet à Homo d’outrepasser ses réflexes instinctifs bestiaux et égoïstes, sources de cruauté.
Toutefois, et paradoxalement, la compassion est aussi une caractéristique bestiale. Les travaux en éthologie2 ont en effet prouvé que de nombreuses espèces animales étaient capables de compassion. Plus encore, cette compassion peut se manifester à l’égard d’un congénère appartenant au même groupe, ou bien envers un individu conspécifique mais étranger au groupe, et même encore envers un être hétérospécifique et ce, que la souffrance de cet être ait été provoquée par l’être compatissant, ou que celui-ci ait seulement été le témoin de cette souffrance. La capacité compassionnelle a ainsi été étudiée et attestée chez les animaux sociaux (éléphants, loups, rats, singes, corvidés, cochons, campagnols, etc.). Les éthologues, suivant la théorie de l’évolution de Charles Darwin, expliquent que celle-ci est une caractéristique essentielle pour la survie des espèces grégaires ainsi que des mammifères, dans la mesure où la compassion serait une caractéristique instinctive contraignant les individus à prendre soin de leur groupe, ou des parents à prendre soin de leur progéniture. Les neurobiologistes ont pu, par ailleurs, confirmer le rôle des neurones miroirs et des sécrétions hormonales (ocytocine, notamment3) dans l’excitation ou l’inhibition des mécanismes de compassion. Ces études tendent à prouver le caractère instinctif de la compassion dans au moins une partie du monde animal, concernant les animaux sociaux et les mammifères. C’est pourquoi il ne faut pas confondre le propre de l’humain et l’élément déclenchant la volonté d’humanisation. La compassion n’est certes pas la qualité distinctive d’Homo, mais bien le déclencheur de sa volonté de devenir humain, et c’est à lui de définir à quel degré il souhaite se différencier de la bête grâce à cette capacité compassionnelle.
Chez Homo, la compassion nécessite d’accorder à l’altérité un statut d’égalité pour être opérante. Il est, en effet, nécessaire de reconnaître l’être conspéficique ou hétérospécifique comme non seulement un être sensible, mais également comme un être semblable, égal dans sa capacité à subir une souffrance, méritée comme imméritée, pour amorcer la possibilité de compatir à celle-ci. Or, nous voyons que la reconnaissance de la souffrance d’autrui est une construction idéologique socio-culturelle. Les occidentaux tels que Descartes, par exemple, ont longtemps été incapables de reconnaître la souffrance des animaux et la capacité compassionnelle se bornait aux êtres conspécifiques. À l’inverse, les jaïns, à travers une idéologie non violente, se refusent à commettre tout acte de souffrance envers tous les êtres biologiques (jivas : ceux qui sont reconnus comme dotés d’une âme), y compris les végétaux, et c’est pourquoi ils sont marqués par une capacité compassionnelle plus large qui englobe tout le vivant.
À ce titre, nous pouvons constater que le système social hiérarchique, en créant des clivages, voire des antagonismes, sociaux, entrave la capacité compassionnelle d’Homo. Il en va de même des processus de communautarismes, comme d’ethnicité, de genrification, de régionalisme, ou encore de nationalisme. En effet, bien que l’ensemble de ces groupes se composent d’êtres biologiquement semblables, tous rattachés au genre Homo, leur enfermement dans une identité socialement construite les sépare les uns des autres et en font des étrangers les uns pour les autres. Non reconnus comme similaires, égaux dans leur capacité à éprouver de la souffrance, la projection compassionnelle est rendue impossible. C’est ainsi qu’une société composée d’une foule d’anonymes, dans laquelle les clivages sociaux sont forts, entrave la compassion. C’est la raison pour laquelle nous constatons, dans le passé comme dans le présent, que les sociétés humaines sont caractérisées par des phénomènes de détestation de groupes qui, bien que conspécifiques, sont reconnus comme non-humains ou, à tout le moins, des êtres inférieurs au degré d’humanité socialement convenu. Cette détestation intraspécifique peut prendre différentes formes : xénophobie ; haine sociale ou mépris de classe ; ou encore genrophobie (misandrie, misogynie). En d’autres termes, une société hiérarchique, clivée et composée d’individus qui ne se connaissent pas, est une société dont, par conséquent, la capacité compassionnelle de ses membres est entravée. Homo hierarchicus, l’humain hiérarchique, comme homo schismo, l’humain divisé en groupuscules, est un humain inégalitaire et cette caractéristique inégalitaire l’oppose, par essence, à Homo compassio, l’humain doué de compassion.
Cette absence de compassion qui caractérise les sociétés d’Homos actuelles est plus évidente encore depuis l’avènement triomphant d’un capitalisme néolibéral qui s’appuie sur des concepts biologiques détournés. En effet, Charles Darwin, en plaçant Homo à la place animale qu’il occupe, dans L’Origine des espèces (1859), a permis de légitimer la soustraction de sa capacité compassionnelle. Via le “darwinisme social”, c’est-à-dire l’extrapolation de l’idée biologique de “lutte pour la survie” à une idéologie sociale permettant de justifier les traitements cruels d’êtres conspécifiques, la compassion est devenue synonyme de faiblesse et d’entrave à l’adaptation. La survie du plus apte est devenue celle du plus fort, et, dans cet impératif biologique, la compassion, inutile souffrance morale, empêcherait Homo d’adopter des comportements assurant sa survie. Or, il faut bien comprendre que toutes les idéologies prônant un impératif de survie comme absolu, reviennent à prôner l’annihilation de notre désir d’humanisation.
Pour finir, nous pouvons constater que l’Histoire des Homos est également émaillée d’une haine spécifique qui touche certains individus ; une détestation de sa propre espèce : la misanthropie. Contrairement à ce que son étymologie pourrait laisser penser, la misanthropie n’est pas la haine de l’humain, mais bien la haine de la bestialité profonde de l’humanité. C’est la détestation de ce qui apparaît comme une humanisation ratée. Le misanthrope abhorre ses congénères parce que, manquant de compassion, ils font preuve de cruauté égoïste, de bestialité, et n’ont, par ailleurs, aucune excuse, du fait de leurs capacités indéniables à prendre conscience du mal que leurs actes et leurs comportements peuvent générer sur le monde extérieur, sur les individus conspécifiques comme hétérospécifiques, à l’inverse des bêtes auxquelles le bénéfice du doute est laissé. La misanthropie est bien la haine de la bestialité des humains et naît du désespoir de ne point voir advenir cette humanité, nécessairement compassionnelle, qu’ils revendiquent.
En désertant les mœurs et en glorifiant ceux qui obtiennent richesses et pouvoirs grâce à leur absence de compassion, dans un système institutionnel où la survie du plus fort est une règle normalisée que l’on ne penserait même pas remettre en question, les individus ayant pleinement intégré l’idée de devoir se battre perpétuellement pour obtenir une place (un emploi, un logement, des ressources), les sociétés d’Homo actuelles sont cruelles, réduisant la capacité compassionnelle à sa plus simple expression instinctive : prendre soin du petit groupe de proches que l’on reconnaît comme ses semblables. Or, si plusieurs espèces animales sont capables de ressentir de la compassion intraspécifique, comme interspécifique, les Homos qui sont incapables de compassion élargie n’ont aucune différence avec les autres espèces animales aux capacités émotionnelles et intellectuelles limitées. Ces Homos ne peuvent prétendre, objectivement, se revendiquer “humain”, c’est-à-dire meilleurs que les bêtes, dans la mesure où ils ont une capacité compassionnelle moindre que les singes, les loups, les corvidés ou les campagnols.
Bien sûr, la compassion est exigeante et épuisante. Elle est souffrance par essence et oblige à une réflexion intellectuelle hétérocentrée régulière qui, comme toutes les caractéristiques innées, nécessite un processus d’habituation et d’éducation pour se développer. De plus, la compassion est fondamentalement incompatible avec une société hiérarchisée composée d’une foule d’anonymes, chacun enfermé dans des sous-groupes clivés qui s’ignorent, s’opposent ou s’affrontent. Et pourtant, la capacité compassionnelle est bien la clé de notre humanité : l’effort émotivo-cognitif qui déclenche notre volonté d’être meilleur qu’une bête. La compassion est alors l’outil de mesure le plus pertinent du degré d’humanisation d’Homo, car seule la compassion nous permet de “ne pas être bête”, au sens propre comme au figuré ; de déclencher des processus cognitifs de compréhension des réactions des êtres conspécifiques et hétérospécifiques tout en déjouant nos propres instincts bestiaux. Si nous voulons devenir véritablement Humains, nous devons êtres des Homo Compassio.
Dans ce numéro spécial d’Exode Cosmic, nous vous proposons d’appréhender les questions de pouvoir, afin de faire la lumière sur une humanité qui, aujourd’hui, est incapable de se penser selon une organisation sociale, étymologiquement4 et par antonymie5, anarchique, laquelle apparaît pourtant comme étant la seule forme sociale permettant de laisser libre cours à nos capacités compassionnelles.
Attention à l’ouverture des portes, Exode Cosmic décolle à destination d’Homo Hierarchicus.
Bon voyage.
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Notes :
2« Do Elephants Show Empathy ? », L. Bates, Phyllis C. Lee, R. Byrne, in Journal of Consciousness Studies, 26 novembre 2008 ; « Examining Empathy Through Consolation Behavior in Prairie Voles », Wilson JM., in J Undergrad Neurosci Educ, juin 2021 ; « Toward a cross-species understanding of empathy », Panksepp J, Panksepp JB, in Trends Neurosci, août 2013 ; etc.
3« Oxytocin-dependent consolation behavior in rodents » ; J. P. Burkett , E. Andari, Z. V. Johnson, D. C. Curry, F. B. M. de Waal, and L. J. Young Authors, in Science, 22 janvier 2016.