Pierre Lartigue, Musicienne du silence — La Pietà d’Avignon

Une très belle et émou­vante médi­ta­tion d’un poète d’aujourd’hui devant une pietà de presque 600 ans

Il arrive que ren­con­trer cer­taines œuvres d’art soit une expé­rience si pro­fonde qu’elle vaille révé­la­tion. Ces œuvres comptent par­fois parmi les plus connues, celles dont les repro­duc­tions sont les plus dif­fu­sées de par le monde — mais qu’importe : lorsqu’on se trouve face à elles, tout cela s’oublie ; s’ancre alors en soi la cer­ti­tude qu’on est seul à per­ce­voir leur chant, leur musique — ou plu­tôt qu’elles ne se mettent à par­ler, à mur­mu­rer que pour soi. En marge de leur his­toire, s’écrivent autant de petites fables par­ti­cu­lières, rêvées et vécues, qu’il y a de contem­pla­teurs atten­tifs — tout yeux tout oreilles…
Pierre Lar­tigue a connu quelque chose de cet ordre avec la Pietà d’Avignon — un tableau du XVe siècle, que l’on s’accorde aujourd’hui à attri­buer à Enguer­rand Quar­ton — croi­sée une toute pre­mière fois au détour de l’His­toire de l’art, d’Elie Faure. En noir et blanc. Il fal­lait, pour mesu­rer la musique de ses teintes et de ses formes — Élie Faure parle de leur har­mo­nie comme du “son d’un vio­lon­celle s’élevant au-dessus des tom­beaux” (cité en p.15) — aller la contem­pler en son sanc­tuaire : le musée du Louvre. Et là, une scène emblé­ma­tique, méta­phore de ce qui s’opère en lui, le des­sille­ment : une jeune Amé­ri­caine net­toie le tableau, elle en retire les salis­sures et le ver­nis obs­cur­cis­sant avec un coton-tige imbibé de white spi­rit (quel nom tout de même…).
 
L’on sait com­bien Pierre Lar­tigue excelle à dis­pen­ser son savoir, les fruits de ses réflexions sur tel ou tel thème avec une insigne légè­reté, élé­gante tou­jours, et qui vous donne l’impression de l’accompagner au long d’une balade domi­ni­cale au cours de laquelle vous l’écouteriez comme vous prê­te­riez l’oreille aux éru­dites diva­ga­tions d’un vieil ami. Balade : le mot est choisi à des­sein ; la déam­bu­la­tion est au cœur du texte — arpen­ter les cou­loirs et les salles du Louvre, pas­ser inces­sam­ment, comme par pas glis­sés, de la des­crip­tion de la scène peinte à l’analyse d’un élé­ment, de l’anecdote per­son­nelle ou du sou­ve­nir aux connais­sances dont on dis­pose sur l’œuvre, d’une extra­po­la­tion rêvée à des consi­dé­ra­tions pro­fon­dé­ment philosophiques…

Le texte est ainsi : comme vaga­bon­dant. Le tableau est très fine­ment décrit ; d’infimes détails sont révé­lés — tels l’identité des fleurs repré­sen­tées dans les auréoles, et ce qu’elle sym­bo­lisent, le motif peint en arrière-plan, à peine per­cep­tible, la posi­tion des mèches de che­veux du Christ… qui attestent de l’acuité du regard que l’auteur a posé sur l’œuvre. Pierre Lar­tigue décrit au pré­sent, en phrases courtes aux inflexions pleines de vie, comme s’il rete­nait son souffle et ren­dait compte, à voix blanche, non pas d’un tableau vieux de presque 600 ans mais d’une scène en train de se dérou­ler là sous ses yeux… Toute minu­tieuse qu’elle soit, la des­crip­tion est ouverte aux quatre vents de la fan­tai­sie de l’auteur : çà et là il se prend à rêver à par­tir d’un élé­ment de l’image — le cha­noine s’est rasé il y a deux ou trois jours - ailleurs il évo­quera tel sou­ve­nir per­son­nel et insère les réfé­rences éru­dites comme s’il musait le nez en l’air dans la masse des connais­sances.
L’on suit ainsi Pierre Lar­tigue mot à mot, phrase à phrase jusqu’à ce détail infi­ni­té­si­mal, invu encore, ou non com­pris à sa juste valeur : un angle laissé sur la peau du Christ entre deux écou­le­ments. L’inscription d’une durée. C’est un cer­tain rap­port au temps et à la lumière qu’il faut apprendre à voir dans le tableau… Une grande leçon de vue et de vie, dis­pen­sée avec quelle sobriété ! et quelle ala­crité dans le phrasé ! comme s’il fal­lait au mys­tère des rehauts de joie pour que l’on en res­sente toute la pro­fon­deur…
Une chose, enfin : ce que l’auteur dit de la Pietà — Der­rière une appa­rente sim­pli­cité, il s’agit d’une pein­ture savante, intel­li­gente, pleine d’échos et de conso­nances — s’applique au mot près à son livre…

Elle est retrou­vée l’Éternité, annonce Pierre Lar­tigue. La lumière aussi, éblouis­sante et sou­li­gnée d’ombre. Lumière et éter­nité dans ce tableau, et dans ce livre, entre l’épiphanie des pre­mières pages et la fumée fra­gile de la der­nière : le temps de la contem­pla­tion s’est ouvert à nous, un peu de mys­tère s’est éclairé — la Pietà d’Enguerrand Quar­ton, le regard et les mots du poète ont accom­pli leur œuvre…
Vous qui connais­sez ce tableau, sans doute le verrez-vous dif­fé­rem­ment après avoir lu ce texte — vous aurez appris à voir, et à entendre avec les yeux. Et moi qui la découvre ici, comme jadis Pierre Lar­tigue dans l’His­toire de l’art d’Élie Faure, sans jamais l’avoir vue avant, fût-ce en photo, je vais de ce pas au Louvre. Rien que pour elle

isa­belle roche

NB - Musi­cienne du silence fait par­tie d’une sin­gu­lière col­lec­tion d’essais esthé­tiques : le for­mat des livres y est inha­bi­tuel (17 x 21), les sujets inat­ten­dus — les titres ci-dessous le disent assez… Le style est tou­jours d’un exquis raf­fi­ne­ment, mar­qué du sceau de la per­son­na­lité de leur auteur, et loin de toute pédan­te­rie. L’on y apprend beau­coup, et fort gaie­ment. Ce sont de très beaux livres par leur aspect, par la qua­lité de l’iconographie et de la mise en page. 
Regrou­per des livres aussi typés expose à n’en pas publier beau­coup et, de fait, cette col­lec­tion ne compte aujourd’hui que deux autres titres :
Jean-Claude Lebensz­tejn,
Miau­lique : fan­tai­sie chro­ma­tique
Anne-Marie Lecoq, La Leçon de pein­ture du duc de Bour­gogne : Féne­lon, Pous­sin, et l’enfance perdue.

NB 2Lire notre entre­tien avec Pierre Lar­tigue et, pour en savoir plus sur les édi­tions du pas­sage, un article et un entre­tien avec Marike Gau­thier.

   
 

Pierre Lar­tigue, Musi­cienne du silence — La Pietà d’Avignon, Le Pas­sage, mars 2002, 87 p. — 18,30 €.

 
     

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