C’est moins à un roman fleuve qu’à un roman mer que nous convoque Véronique Bergen. Il y a là aussi avec distance et humour une confession intime à la commissures des phrases et de ces belles pages.
Car si c’est bien un narrateur qui semble mener le bal, de fait Anaïs, l”héroïne — dont on peut lire çà et là le journal — reste la maîtresse de cette fiction et de ses voyages en diverses mers et eaux troubles.
Sur l’élément aquatique, l’auteure est d’ailleurs pleine de réticences : “les poètes qui s’éclaboussent de phrases ne comprennent rien à la mer”, écrit celle qui l’a sans doute rêvée avant de la connaître mais qui fait d’elle un Achab de nouveau “genre“‘.
S’en suivent des pérégrinations multiples là où la fiction, sans jamais prendre l’eau, se moque — entre autres — de toute météorologie ordonnée affective, mentale et sexuelle. L’auteure plonge dans le vif de son sujet en multiples abysses et chausse-trappes. Si bien que le livre devient un précieux plaisir verbal. Et le trouble est là, “circulant à haute voltige sur la terre ferme et sur les flots” au gré des peurs et de diverses amours.
Mixages et confusions entraînent lectrices et lecteurs en bien des abîmes — le tout avec délice. Et une nouvelle fois, Véronique Bergen, en se cachant sous un personnage (comme parfois sous les héroïnes du réel qu’elle embaume avec superbe), entame une confession intime.
Nous sommes envahis par celle qui n’a de cesse de “multiplier les mises au point. Mesurer les rapports entre la latitude et la longitude” de son texte comme de celles de sa géographie psychique pour nous “aquafiler” sans noyer le poisson.
Il y a là des rencontres plus ou moins sulfureuses et des sylphides robustes et belles dont l’esprit plus ou moins pervers peut embobiner Anaïs elle-même et surtout les lectrices et lecteurs. Elles et ils succombent aux charmes d’une telle fiction si provoquante voire délictueuse (pour que certaines choses soient dites sur le passé maternel comme sur le présent du monde) mais toujours délicieuse.
L’auteure y va de tout son style hardi et de son érotisme. Bref, elle se laisse voir tout en se cachant et au besoin chassant intruses et intrus pour feindre de nous donner le beau rôle même si nous sommes ainsi piégés et rendus à la merci d’une telle pêcheuse.
C’est aussi une mante religieuse (enfin presque) qui nous dame le pion. Pour notre plaisir et surseoir à notre indécision. A nous aussi les hautes mers et les bouges où nous entraîne la traîtresse.
Que le lecteur ou la lectrice soit cétacé ou pinnipède, dauphin ou béluga, morse ou otarie, loutre de mer ou lamantin, la et le voici alpagué par une telle fiction — écrite parfois “à l’encre de seiche” afin de nous larguer mais ô combien comblés par tout ce qu’une telle auteure avait à dire sur elle mais aussi (surtout ?) sur nous-mêmes.
jean-paul gavard-perret
Véronique Bergen, Ecume, Onlit Editions, Bruxelles, 2023, 416 p. — 24,99 €.