Georges Perec, Penser, classer

Il se passe des choses, au 13 de la rue Linné…


Au 13 de la rue Linné

Digres­sions sur un détail déter­mi­nant du second cha­pitre d’une œuvre de Georges Perec

J’emmé­nage. Je classe, pense, me sou­viens, lis, écris cette note sur ma nou­velle table de tra­vail, en fixant les objets ; je range mes livres sur la ruse, les ouvre, avec l’art et la manière, me demande si ceci est un texte cri­tique, un pré­texte, une esquisse, une super­che­rie ou un poème. Je me nour­ris de pain et de confi­ture, je m’endors, me réveille, je rêve, me rap­pelle et me retourne. Je jubile et jouis, cir­cons­crit à ma soli­tude pour­tant si partagée.

Pour com­prendre, il faut remon­ter quelques jours avant. Mon pre­mier appar­te­ment pari­sien devait être sous les toits. Je me voyais déjà écrire à l’instar des mau­dits. Aux mys­tères d’Eleusis, une librai­rie éso­té­rique déser­tée qui était déjà un pre­mier signe. Mais je ne suis pas mau­dit et le kykeon peut se dégus­ter dans tous les coins. Je ne le boi­rai donc pas sous les toits mais sur la cour, avec au moins la cer­ti­tude de ne pas trou­ver la clé sous la porte.

Je pense à Georges Perec, à celui qui fut son ami, qui main­te­nant est le mien et qui m’apprit la nou­velle (“que de qui” vous dites-vous !), aux mêmes pavés fou­lés sous ma fenêtre, au Voyage d’hiver en plein été, bref, ces quelques lignes pour par­ler de la rue Linné, pour savoir ce qui nous sépare et nous unit, comme cela, som­mai­re­ment, sim­ple­ment pour le plai­sir de tirer les morts de leur som­meil et les mots du dic­tion­naire. Et pour ensemble tirer des modes d’emploi de la machine, sur la vie et la parole mais tou­jours avec la plume.

J’habite donc au 13 de la rue Linné, Paris Rive Gauche, Quar­tier Latin, dans la cin­quième ver­tèbre du ser­pent. C’est une loi qui défie le hasard, une syn­chro­ni­cité spé­ciale, une coïn­ci­dence pro­gram­mée d’En haut. Cela ne vous dit peut-être rien, peut-être vous en foutez-vous. Mais là n’est pas l’essentiel. L’essence du ciel est ailleurs. Là où marchent les hommes de tous les miracles. Là où vivent les maîtres, où pul­lulent les pas­seurs, où sur­viennent les poètes aux cadeaux plein leur sac.

Ce texte n’est pas un poème, ou peut-être que oui, ce texte n’appartient à rien, il défie les genres, ces “pires enne­mis” qui comme le disait Michaux, ne vous ratent pas si vous les avez ratés du pre­mier coup. Ce texte est un exer­cice de style ou de sens, c’est selon. Sûre­ment un pré­texte tout autant qu’un méta­texte. Il ne se classe pas mais se pense lon­gue­ment. Écri­ture à contraire sûre­ment, mais ne s’attachant qu’au fond, à ce qui fait que la lit­té­ra­ture nous éveille ou nous endort, à ce qui fait sa force. À ce qui fait qu’elle nous change et nous pousse à la conver­sion de l’être. Car la lit­té­ra­ture doit pous­ser à la conta­gion, à la com­bus­tion de nos croyances, à l’interrogation du monde et de la langue, à l’aggravement de la ques­tion et peut-être un jour, à la réponse.

“De quelques emplois du verbe habi­ter” : le deuxième cha­pitre de Penser/Classer — œuvre post­hume publiée dix ans après W et avant Ellis mais vingt après Les Choses et avant ce modeste papier — me met l’eau à la bouche. Disons la bière, pour être vrai­ment sin­cère. Et aussi un peu de vin, un peu de rire, un peu de rêve. Georges notait jus­te­ment :
Si je passe devant l’immeuble dans lequel je demeure, je peux dire “j’habite là” ou, plus pré­ci­sé­ment,
“j’habite au pre­mier, au fond de la cour”
(…)
Si je suis dans ma rue je peux dire “j’habite là-bas, au 13″ ou “j’habite au 13″ ou “j’habite à l’autre bout de la rue” ou “j’habite à côté de la piz­ze­ria”. Si quelqu’un à Paris me demande où je crèche, j’ai le choix entre une bonne dizaine de réponses. Je ne sau­rais dire “j’habite rue Linné” qu’à quelqu’un dont je serais sûr qu’il connaît la rue Linné ; le plus sou­vent je serai amené à pré­ci­ser la situa­tion géo­gra­phique de ladite rue. Par exemple : “j’habite rue Linné, à côté de la cli­nique Saint-Hilaire” (…) ou j’habite rue Linné, c’est à Jus­sieu” ou “j’habite rue Linné, à côté de la faculté des sciences” ou bien “j’habite rue Linné, près du jar­din des Plantes” ou encore “j’habite rue Linné, pas loin de la mos­quée”. (…) Par contre, je risque fort de ne pas être com­pris si je dis des choses comme “j’habite par 48°50 de lati­tude nord et 2°20 de lon­gi­tude est” ou “j’habite à 890 kilo­mètres de Ber­lin, 2600 de Constan­ti­nople et 1444 de Madrid”.

Je rajou­te­rais après avoir dit “j’habite” : je demeure, je loge, je réside, je vis, je crèche, j’occupe, je peuple, je hante, j’anime, je suis pos­sédé plus que je ne pos­sède et je sais para­doxa­le­ment grâce à Proust que l’avenir habite en moi sans que je le sache. Tout est dans la racine du mot habi­tare emprunté au latin habit, habi­tus, qui signi­fie “manière d’être”, “main­tien, atti­tude”. Et lorsqu’on aime les choses signi­fiantes, on est alors roya­le­ment servi. Mais l’attitude ainsi dési­gnée relève de l’aspect exté­rieur et non — faut-il être déçu ? — de l’intérieur. Car dois-je rap­pe­ler ici, l’habit ne fait pas le moine. Je rajou­te­rais encore : Linné était bota­niste. Carl von de son pré­nom. Mort en 1778. Mais cette infor­ma­tion ne dira pas à mon inter­lo­cu­teur com­ment venir mais peut-être qu’enfin il saura pour­quoi. Syn­chro­ni­ci­tés en séries, Linné passa sa vie à clas­ser les plantes. À pen­ser et à clas­ser. Comme nous, durant des nuits entières.

Je crèche donc dans le cin­quième arron­dis­se­ment au cœur de la capi­tale. Qui l’aurait cru. Je serais tenté de dire Lus­tu­cru mais vous ne me croi­riez pas. C’est pour­quoi je l’écris. Je fais les cent pas sous les arbres du jar­din des Plantes pour voir les kan­gou­rous cap­tifs. Il y a Bill, Jack, et Coco le kan­gou­rou cagoulé qui capte mon atten­tion. Je leur ai pro­mis de venir les voir sou­vent pour essayer en vain de les sou­la­ger de leur claus­tra­tion. Pro­verbe : “quand la pupille se dilate, avec les kan­gou­rous on s’éclate.” Vous vous deman­dez peut-être pour­quoi je tiens de tels pro­pos. Posez-vous la ques­tion sans cher­cher la réponse. C’est le seul moyen de la trou­ver dans ce para­graphe fou. Com­prenne qui peut. J’ai décidé de faire acte de foi dans l’honnêteté et dans l’humour avec le plus grand sérieux, dans le refus de m’identifier à ce qu’en pensent les autres et dans la force al(li)térée des résonances.

Je flâne parmi les fleurs avec dans la tête des sou­ve­nirs d’enfance, je fleure à plein pou­mon l’odeur des livres sans coquille de la rue Saint-Jacques, de tous ces kilos de papier que l’on feuillette rue des Écoles, tous ces mots qui conti­nuent de nous han­ter quand on marche sur le quai Saint-Michel. Je troque les Pyré­nées contre Gene­viève, c’est foi plus que folie mais sur­tout pas l’occasion d’en faire une mon­tagne. Et, je vous le dis, agi­ter ses jambes de Saint-Germain à Saint-André des Arts avec les mots de Georges en tête, ça vaut bien plus une pépite d’or qu’un panier de lard, une poi­gnée de gens qu’un grand paquet de plumes.

Au 13 de la rue Linné, je n’habite pas très loin de Paul­han, près des arènes de Lutèce où l’on ne jette plus per­sonne aux lions mais où l’on tient bête­ment son chien en laisse sans se las­ser. La joie d’être à Jus­sieu, d’être plus bohème que bour­geois, de man­ger dans la rue Monge, de cro­quer un légume sur Cardinal-Lemoine et de boire encore aux “heures joyeuses” de la bière bon mar­ché en obser­vant les flirts de la rue Mouf­fe­tard depuis la fon­taine de la Contre­scarpe qu’il m’est dif­fi­cile d’esquiver.
Pous­ser jusqu’au Saint-Sulpice, trou­ver dans l’icône une école du regard, un éveil de la vue et de la voie, trem­per ses mains dans l’eau bénite qui bap­tisa Bau­de­laire et le Mar­quis de Sade, fumer un clope comme Perec à l’angle des Canettes, peindre avec des mots les hommes pipe en bouche, son­der peut-être leur psy­chisme avant de ren­trer chez soi écrire des soleils qui par­fois ne sont que des sot­tises plu­tôt sombres, qui par­fois sont des sen­tences plu­tôt sages. 

Je disais donc, j’habite là, ici main­te­nant et entier, au sud de la Seine, à envi­ron soixante kilo­mètres de Fon­tain­bleau et des phi­lo­sophes qui peu­plaient sa forêt et qui par­fois s’y pro­mènent encore avec pour seul souci la sen­sa­tion de leur corps. Trente minutes de train, plu­sieurs jours de marche, mais qu’importe le moyen tant qu’on atteint le but ? Si je trace un cercle d’un rayon de mille mètres sur la carte en pre­nant le 13 de la rue Linné comme point cen­tral et que j’inscris neuf points éga­le­ment répar­tis — comme Salle Pleyel — je remarque que le point neuf au nord, à la par­faite ver­ti­cale de la cour, cor­res­pond à peu près à Pimo­dan. Pour le reste, vous n’avez qu’à vous munir d’un compas.

J’habite au treize — la super­sti­tion me fait glous­ser — et je suis né un pre­mier. Le jour de la fête du tra­vail. Tout un sym­bole qui fait — je serais tenté de dire “pour­tant” — sou­vent sou­rire. Sur­tout les autres. Jus­sieu : ligne 7. Une loi inal­té­rable. Un chiffre sacré. La Mos­quée à quelques pas et deux Georges aper­çus parmi tous ces gens. Je me demande quelle est la direc­tion de la rue Daru, quels loups vais-je trou­ver rue du Colonel-Renard et à quels fan­tômes je vais faire face. Je n’ai qu’à faire quelques mètres pour aller cher­cher de quoi trin­quer à la santé des anciens. Quelques minutes de métro pour trin­quer à celle des idiots. Quelques ana­grammes avec mon nom pour évo­quer le poète de l’espoir et l’espoir du poète. Je serais tenté de dire : c’est Linné-aire. Et de rajou­ter : qui com­mence. Com­prenne qui peut encore, il est certes plus aisé de jouer avec les lettres de la rue Linné qu’avec les lois de l’évolution. Je vous l’accorde, sans gui­tare à la main mais avec l’harmonium dans l’oreille.

J’habite Paris, ville éso­té­rique plu­tôt qu’olympique. C’est mieux comme ça. Ville Lumière. Paris des poètes et des pas­seurs. Et beau­coup de pas­sants à l’étrange psy­chisme. Je vais dire quelques mots à Mor­ri­son, quelques bana­li­tés à Bal­zac, quelques nuits des plus noires à Ner­val et vais et va et viens du Père-Lachaise à rue Linné, de la Vieille Lan­terne à l’île Saint-Louis, voir Pimo­dan et la confi­ture qui coule verte dans la Seine. Je vous dis que je la vois. Le Pont se marie bien avec un divorcé au beurre doux, et pour finir, un seau de café noir au 47 de la rue Ray­nouard à regar­der pas­ser la fille aux yeux d’or et l’ombre de Louis Lam­bert que je n’arrive à voir rue Linné.


Q
ue me demande-t-on, au juste ? Si je pense avant de clas­ser ? Si je classe avant de pen­ser ? Com­ment je classe ce que je pense ? Com­ment je pense quand je veux clas­ser ? […]
Tel­le­ment ten­tant de vou­loir dis­tri­buer le monde entier selon un code unique ; une loi uni­ver­selle régi­rait l’ensemble des phé­no­mènes : deux hémi­sphères, cinq conti­nents, mas­cu­lin et fémi­nin, ani­mal et végé­tal, sin­gu­lier plu­riel, droite gauche, quatre sai­sons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres.
Mal­heu­reu­se­ment ça ne marche pas, ça n’a même jamais com­mencé à mar­cher, ça ne mar­chera jamais. N’empêche que l’on conti­nuera encore long­temps à caté­go­ri­ser tel ou tel ani­mal selon qu’il a un nombre impair de doigts ou des cornes creuses.

Il est clair qu’on ne caté­go­rise pas avec des cornes creuses mais plu­tôt avec ce qui se crée dans le corps et dans le cœur, sur la qua­lité d’être plu­tôt que sur la dimen­sion du masque.

J’ai l’impression qu’avant Linné je n’habitais nulle part. Je viens d’une autre pla­nète pour­tant super­po­sée à celle-ci. J’habite main­te­nant la pla­nète Terre, la troi­sième (…) des pla­nètes prin­ci­pales du sys­tème solaire dans l’ordre crois­sant de leur dis­tance au soleil pré­cise Georges. C’est la main de Dieu qui m’a amené là ici et main­te­nant pour rem­plir une tête encore trop vide, pré­ci­ser une vie encore trop vague.

Pour ma part, je me com­pa­re­rais plu­tôt à un pay­san qui culti­ve­rait plu­sieurs champs ; dans l’un il ferait des bet­te­raves, dans un autre de la luzerne, dans un troi­sième du maïs, etc. De la même manière, les livres que j’ai écrits se rat­tachent à quatre champs dif­fé­rents, quatre modes d’interrogation qui posent peut-être en fin de compte la même ques­tion, mais la posent selon des pers­pec­tives par­ti­cu­lières cor­res­pon­dant chaque fois pour moi à un autre type de tra­vail lit­té­raire.
Que dire de plus si ce n’est que le pay­san peut aussi culti­ver de l’herbe et faire pous­ser des mots, que cette grande ques­tion doit certes être maintes fois for­mu­lée jusqu’à l’épuisement du lieu ?

Au 13 de la rue Linné, on aime la langue, on dévore les livres à plat ventre sur son lit et on les écrit
assis sur un cous­sin, en atten­dant les fes­tins d’amis, les agapes gar­gan­tuesques et les ban­quets bénis.

(…) mon ambi­tion d’écrivain, notait notre ami Georges, serait de par­cou­rir toute la lit­té­ra­ture de mon temps sans jamais avoir le sen­ti­ment de reve­nir sur mes pas ou de remar­cher dans mes propres traces, et d’écrire tout ce qui est pos­sible à un homme d’aujourd’hui d’écrire : des livres gros et des livres courts, des romans et des poèmes, des drames, des livrets d’opéra, des romans poli­ciers, des romans d’aventures, des romans de science-fiction, des feuille­tons, des livres pour enfants…
Avec grand plai­sir Georges, et bien d’autres encore, des livres ronds et des ovales, des visages, des voyages et même de ceux qui n’existent pas et qui ne s’écriront jamais. Mais écrivons-les quand même et trou­vons et prou­vons notre mou­ve­ment dans la marche.

(…) de la suc­ces­sion de mes livres, rajou­tait ce cher Georges, naît pour moi le sen­ti­ment, par­fois récon­for­tant, par­fois incon­for­table (parce que tou­jours sus­pendu à un “livre à venir”, à un inachevé dési­gnant l’indicible vers quoi tend déses­pé­ré­ment le désir d’écrire), qu’ils par­courent un che­min, balisent un espace, jalonnent un iti­né­raire tâton­nant, décrivent point par point les étapes d’une recherche dont je ne sau­rais dire le “pour­quoi” mais seule­ment le “com­ment” : je sens confu­sé­ment que les livres que j’ai écrits s’inscrivent, prennent leur sens dans une image glo­bale que je me fais de la lit­té­ra­ture, mais il me semble que je ne pour­rai jamais sai­sir pré­ci­sé­ment cette image, qu’elle est pour moi un au-delà de l’écriture, un “pour­quoi j’écris” auquel je ne peux répondre qu’en écri­vant, dif­fé­rant sans cesse l’instant même où, ces­sant d’écrire, cette image devien­drait visible, comme un puzzle inexo­ra­ble­ment achevé.

Notre vie peut être le plus mer­veilleux de nos livres — s’écrivant chaque ins­tant sans retour — parce qu’elle nous offre géné­reu­se­ment la pos­si­bi­lité d’être l’auteur de notre liberté, le maître de nos propres mots afin de mode­ler notre propre monde. Il suf­fit d’en prendre conscience et d’en com­prendre le mode d’emploi.
Tout ima­gi­ner sans se perdre, oser tous les rêves, rele­ver tous les défis, ten­ter toutes les mises en pièce, bra­ver toutes les mises en boîtes. Sai­sir les syn­chro­ni­ci­tés, jalon­ner avec les jubi­la­tions du hasard. Savoir, être et com­prendre. Vou­loir, pou­voir, faire et lâcher prise. Se taire enfin, et lais­ser jaillir la Joie.

Soyons réso­lu­ment de tous les miracles.

pierre bon­nasse

Georges Perec, “Pen­ser, clas­ser”, Le Seuil coll. “Librai­rie du XXe siècle”, mai 2003, 175 p. — 15,00 €.

 

 

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