Sophocle, Philoctète

Déchi­re­ment

Le théâtre des héros (comme le pré­co­nise Boi­leau dans son Art poé­tique) se retrouve dans des figures essen­tiel­le­ment mythiques.Ici, Phi­loc­tète, Ulysse et Néop­to­lème satis­font à cet argu­ment. Car pour éle­ver l’âme du spec­ta­teur et pour lui four­nir la cathar­sis de la crainte et de la pitié, il faut un sujet noble.
Mais, ce qui se passe dans cette pièce de Sophocle, part d’un élé­ment consi­déré comme infâ­mant voire insul­tant : le men­songe. On ne quitte pas les héros mais ceux-ci sont confron­tés à des sen­ti­ments humains de ruse, de trom­pe­rie, bref, s’abaissent.

Là toute la dra­ma­tur­gie qui remet en cause les grandes caté­go­ries morales. Car le men­songe conduit à Machia­vel, lequel nous dit que la fin jus­ti­fie les moyens. Dans notre cas, men­tir pour­rait per­mettre de détruire Troie et de réta­blir l’honneur des Atrides. Donc, fina­le­ment, un triomphe des idées justes et belles. La vérité menant au beau.

C’est ainsi que l’on assiste à un déchi­re­ment inté­rieur, tout au moins dans l’esprit de Néop­to­lème qui, s’inspirant d’Ulysse, doit men­tir pour s’adjoindre les com­pé­tences de Phi­loc­tète qui serait sus­cep­tible, grâce à son arc magique, de triom­pher de Troie.
De ce fait, trois lieux se pro­filent : Troie évi­dem­ment et en toile de fond l’exil à Sparte, Sky­ros et Lem­nos, terres d’exil. Le second : la topo­lo­gie morale (peut-on men­tir pour le bien ? ques­tion qui tra­verse toute la phi­lo­so­phie si l’on consi­dère que la vérité est le but du dis­cours de la sagesse). Et le troi­sième, le lieu propre du théâtre grec dans sa joute antique et son culte de Dionysos.

Phi­loc­tète

Tout en mar­chant, je veux saluer ma terre -

Adieu, cavité qui m’a protégé

nymphes de rosée de l’herbe du matin

bruit sec et violent de la mer

dont je rece­vais souvent

la tête au fond de mon trou

l’écume por­tée par le vent du midi.

Avec ce fond dra­ma­tique où la ruse devient l’un des res­sorts du récit, cette pièce fonc­tionne sur des couples d’allégories : le men­songe et la vérité, l’habileté et la traî­trise, la foi dans l’équité et la ruse, une exal­ta­tion des sen­ti­ments nobles au milieu des maré­cages mal­sains des ins­tru­men­ta­li­sa­tions.
Les per­son­nages cherchent tous à vaincre. Ulysse de Troie, Phi­loc­tète de son passé, Néop­to­lème de son impli­ca­tion dans cette dupli­cité. Com­ment res­ter propre dans le marais inter­mi­nable de la Guerre de Troie ? L’action avance cepen­dant avec clarté et rigueur, et la noblesse du style revient à Sophocle, que je qua­li­fie par­fois d’auteur pon­déré, à mi-chemin d’Euripide et d’Eschyle si l’on remonte dans le temps.

Phi­loc­tète 

Etran­gers

vous avez navi­gué vers moi

pleins d’amertume

et à ce qui me semble

vous êtes d’accord avec moi

oui

tout cela c’est l’œuvre des Atrides

et d’Ulysse —

je le connais

lui

il prête sa langue à toutes les médisances

et tous les coups bas par­tant de ça -

il ne fera jamais rien de bon à la fin.

Reve­nons un ins­tant à ce récit du men­songe, et pour ache­ver cette chro­nique, à la qua­lité de cette tra­duc­tion. Et sur­tout au sen­ti­ment que cette parole antique est la nôtre. J’ai décou­vert, quant à moi, une pièce du réper­toire que je connais­sais mal. Et j’ai aimé voir com­ment une apo­lo­gé­tique devient une nar­ra­tion vivante et belle.
On ima­gine ainsi le tra­vail impor­tant d’Olivier Schnei­der afin de res­ti­tuer à la fois la langue antique (et on aime cette langue jus­te­ment parce qu’elle parle depuis le fond des âges), et la parole théâ­trale qui vit sur scène comme contem­po­raine au spec­ta­teur — et encore au lec­teur. Le rôle du chœur est juste, et la gra­phie de la mise en page joue aussi son rôle. Donc, il est inté­res­sant de redé­cou­vrir cette pièce dont la néces­sité intel­lec­tuelle ne fait pas de doute.

didier ayres

Sophocle, Phi­loc­tète, trad. Oli­vier Schnei­der, éd. Les Bras nus, 2023 — 14,00 €.

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