La ferme Mélékhov est tout au bout du village*. Tatarski est en 1912 un paisible village de cosaques, sur les rives du Don. Le coeur de Grigori Mélékhov, beau cosaque fier et impétueux balance entre deux femmes : Aksinia son amante et Natalia sa femme. Les révolutions russes et la guerre civile vont bousculer son existence, celle de sa famille, de son village et de toute sa communauté…
Présenter Le Don paisible comme un grand film russe des années 50 est une manière de l’exhumer et de l’ensevelir en même temps. L’étiquette est juste, et trompeuse à la fois. Simplificatrice, elle réduit ce film à un contexte et à une histoire qui seraient extérieurs à l’oeuvre elle-même. Bien sûr, ce film est grand. Grand par la durée : ce triptyque de 1958 dure près de 5h30 ; grand aussi par les moyens colossaux engagés dans sa réalisation : plus de 16 mois de tournage, des villages reconstitués, des milliers de figurants (près de 3000), l’armée et la marine soviétiques mobilisées. En complément du film, un reportage télévisuel de l’époque revient sur les conditions de tournage. Dans la tradition des films soviétiques et dans la ligne du dantesque Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk (1968), Le Don paisible est une grande production, au style simple et conventionnel et une oeuvre aux prétentions universelles qui devait s’adresser aux peuples de l’URSS et à ceux du monde.
Ce film est pourtant plus que ça.Il est une manière de découvrir et de comprendre un peu mieux les codes et le fonctionnement des communautés cosaques, celle du Don en particulier. La réalisation, soignée, est attentive au détail. La grande majorité des figurants ainsi que des seconds rôles sont d’authentiques cosaques du Don qui ont pu conseiller et même imprégner les autres comédiens dans leur manière de parler, de faire, de couper le pain et de manger leur soupe. Une communauté authentique, aux origines assez mystérieuses, est ainsi composée et mise en scène.
Il y a l’oeuvre qui porte le film. Cette fresque cinématographique de Serguei Guerassimov est l’adaptation fidèle et scrupuleuse d’un grand roman, sûrement la première oeuvre littéraire majeure de l’ère soviétique, dont le premier tome est paru en 1928. Le Don paisible est un roman singulier, une épopée monumentale à la tonalité anti-bolchévique, qui pourtant eut le soutien de Staline. Ce n’est pas un petit paradoxe. Son auteur officiel, Mikhail Cholokhov, qui obtint le Prix Nobel de littérature en 1965, s’est directement impliqué dans la réalisation du film et le choix des comédiens. Impossible de qualifier Le Don paisible de film de propagande, au contraire : la communauté cosaque sort meurtrie, ruinée, divisée par la révolution et la guerre civile. Ni les blancs, ni les rouges n’ont le beau rôle, seuls semblent compter et en même temps être bousculés les croyances, les traditions, les liens personnels et familiaux. Seule force éternelle : la nature qui s’exprime comme s’imposent à l’image la force et la largesse du fleuve. Comme le roman, le film montre d’abord des êtres dépassés, à l’épreuve de leurs passions et des forces profondes de l’histoire qu’ils ignorent parfois. C’était tout ce qui lui restait dans la vie, ce qui l’attachait encore à la terre et à ce monde énorme, resplendissant sous le soleil froid*
Nous sommes tous des êtres à la recherche de sens dans des conjonctures tellement incertaines : c’est là une dimension universelle qui peut faire du bien aujourd’hui et nous affranchir des grosses productions conventionnelles actuelles qui à l’évidence insistent sur l’idée inverse : nous sommes maîtres de notre destin… comme si le choix nous appartenait… Comme si nous étions maîtres de la terre et des fleuves.
Bien sûr, en tant qu’oeuvre, ce film est le produit d’un système politique national et d’un contexte (celui de la déstalinisation) mais finalement il les dépasse et leur survit. Bien sûr qu’il est lié à la grandeur littéraire du roman, mais finalement ce film a sa propre dimension artistique, même si elle n’est pas révolutionnaire sur le plan formel. Cette grandeur vient de la puissance du projet collectif : qui est le coeur même du cinéma. Pourquoi faire rentrer ce film dans une histoire qui ne serait pas la sienne, qu’elle soit politique ou littéraire? Et si cette oeuvre était grande justement parce qu’elle proposait le chemin inverse : faire rentrer l’histoire politique et littéraire des hommes dans une histoire du cinéma? Techniciens, maquilleuses, soldats, marins, comédiens et cosaques authentiques se sont unis autour d’un projet, d’une vaste entreprise : il s’agissait de donner au monde un grand film à la puissante dimension tragique. Ce film, autant soviétique qu’anti-bolchévique, est là pour montrer que les hommes ne se réduisent pas être des objets politiques. Et les cosaques encore moins.
camille aranyossy
* Les deux citations sont extraites du livre de Mikhail Cholokhov, Le Don paisible, Editions Omnibus, Paris, Presses de la cité, 1991 (rééd.), 1402 p. — 26,00 €. (page 9 et page 1376.)
Coffret Le Don Paisible
un film de Sergueï Guerassimov,
Editions Montparnasse, 4 DVD, Couleur, VOST, VO.
Durée du film : 5H30.
Sortie le 20 août 2013.
Prix : 30,00 €.
DVD 1 : partie 1. DVD 2 : partie 2. DVD 3 : partie 3. DVD 4 : Compléments (Making of du film/ Interview de Elina Bystriskaya / Interview de Zinaida Kirienko / Cholokhov et le Don paisible par Ouchakov (ce complément revient avec intérêt sur les débats et polémiques qui ont entouré dès le début l’identité réelle de l’auteur du roman.) / Remise du prix Nobel à Cholokhov / Interview de Kononov (chef cosaque).