Rappelons brièvement que Jean-Louis Hourdin, formé à l’École supérieure d’art dramatique de Strasbourg, est metteur en scène. En 2006, il rachète la Maison Jacques-Copeau à Pernand Vergelesses et créé l’Association Maison Jacques Copeau qui accueille des formations professionnelles. En 2014, le ministère de la Culture et de la Communication décerne à la Maison Jacques Copeau le label Maison des Illustres. A monté notamment : García Lorca, Christopher Marlowe, Arthur Schnitzler, W. Shakespeare…
Eugène Durif, dramaturge et écrivain français, est né à Saint-Priest (Rhône) en 1950. Il a publié des articles et des textes sur la littérature, le théâtre, la peinture, dans des journaux et des revues. Depuis 1987, il se consacre à l’écriture (poésie, roman, textes pour la radio et pièces de théâtre). Il fonde avec Catherine Beau la Compagnie L’envers du décor. Comme comédien, il a notamment joué en compagnie de Robert Cantarella (Grand et Petit de Botho Strauss), Jean-Michel Rabeux, Diane Scott, ou de Jean-Louis Hourdin, pour ne citer qu’eux.
Rencontre
lelitteraire;com : À quand remonte votre rencontre ? peut-on la qualifier d’amitié ? du reste une rencontre forte contient toujours un peu d’affectivité.
Eugène Durif : J’avais écrit un texte, Conversation sur la Montagne, inspiré de Lenz et de différents auteurs, parti de la relation d’un homme simple qui rencontre un poète — peu à peu, le poète se tait et ce personnage, inspiré aussi par le menuisier Zimmer qui recueillit Hölderlin, rentre dans le langage du poète, se laisse contaminer par cette parole autre. Je l’ai envoyé à Micheline et Lucien Attoun (femme et homme de théâtre et de radio français).
Menuisier et poète, métaphore du poète et du chef de troupe ?
Jean-Louis Hourdin : Les Attoun me l’ont fait lire… Je préparais avec eux un projet Oser aimer pour le festival d’Avignon 1986, et j’ai proposé à Eugène d’y participer.
E.D. : Jean-Louis m’a envoyé une longue et belle lettre à propos de Conversation sur la Montagne. Puis notre rencontre a eu lieu à Théâtre ouvert, j’habitais à Lyon à l’époque et j’étais très impressionné de me rendre dans ce qui représentait pour moi un lieu mythique de l’écriture contemporaine. Avec cette rencontre avec Jean-Louis dont j’avais vu plusieurs spectacles que j’avais profondément aimés, (par exemple Honte à l’humanité ou Ça respire encore)… Donc très impressionné… Et cela a été le début d’une amitié profonde avec lui, plus que cela, d’une relation fraternelle.
J.-L.H. : Concernant ce projet des années 1980, Tahar Ben Jelloun (écrivain, poète et peintre franco-marocain), Valérie Dréville (comédienne), Hélène Vincent (actrice et metteuse en scène), Yves Prunier (comédien et enseignant) et d’autres, avaient été réunis pour collaborer. J’étais le patron, l’organisateur de tout cela, mais ce qui n’est pas anecdotique, c’est la rencontre avec Eugène et la reprise de ce projet. Rencontre dans la beauté du monde de l’amitié. Je me suis retiré de ce projet pour des raisons qui seraient longues à expliquer mais il en est resté cette rencontre.
Quels ont été les éléments déterminants dans cette rencontre ?
J.-L.H. : J’ai monté 4 ou 5 spectacles d’Eugène. En une phrase : en mode mineur ou majeur, choses très sophistiquées et simples à la fois, théâtre savant et populaire. C’est pour cela que les gens intelligents réagissent bien. Qui est cet homme qui marche les mains pleines de terre, qui marche et vient de comprendre ? C’est là le cœur secret… Si l’on creuse, le poète est là face au malheur inconsolable justement pour consoler l’inconsolable, arriver à respirer et ne pas se tuer. Un grand poète dans le temps même de la lecture, apporte la transparence de la vérité. Donc, frère avec Büchner, frère avec Durif.
Tu vois, Genet décrit magnifiquement l’atelier de Giacometti dans une sorte de journal écrit pendant qu’il pose pour lui (pendant plusieurs années) et nous fait appréhender, au plus proche de lui, l’art du sculpteur qui met au jour cette blessure secrète, à l’origine de la beauté, « blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine ». Et c’est peut-être cela la création d’un grand artiste, qui nous laisse espérer une fraternité oubliée, que le temps du poème actualise, comme dans la sculpture de Giacometti. Qu’est-ce qu’un être qui marche malhabile et titubant ? Quand tous les « maladroits » se tiendront la main…
Style
Y a-t-il des visions du monde, ou sinon, des problèmes esthétiques qui vous ont rapprochés ?
E.D. : Oui, sans que je puisse les définir vraiment, et avec des contradictions, des choses où nous n’étions (et ne sommes) pas forcément d’accord sur tout. Mais dans une incitation pour moi à aller ailleurs que le fait d’écrire et donner un texte à un metteur en scène à monter. Plutôt aller vers l’inconnue du plateau et de l’écriture ; tout ce qui est à inventer à partir du plus simple. Ce qui nous a rapprochés, je ne saurais le dire précisément, je crois que l’essentiel de ce qui passe d’un être à un autre se fait là où ça nous échappe, sur les bords. Jean-Louis est sans doute dans une plus grande ouverture au monde et à l’autre que moi…
Quand nous nous sommes rencontrés, j’étais obsédé par les catastrophes intimes mêlées à celles de l’histoire contemporaine ! Cependant le théâtre a toujours été aussi la possibilité de la réalisation poétique, de l’enfance au sens où Héraclite dit que le temps est un enfant qui joue… Et je crois avoir tenté de sortir d’un rapport parfois figé à l’écriture, au texte… Enfin, je ne sais pas trop, vraiment — des tentatives, et j’espère ne jamais en finir avec la tentative !
Quelles sont vos influences principales à tous les deux et quels sont les ressorts artistiques et/ou littéraires spécifiques dont vous avez pu vous servir pour le travail du plateau et/ou de la scène ?
J.-L.H. : Pour un poète, c’est notre précarité à nous tous qui est sommée et nommée. Je parle comme un homme de théâtre qui cherche à faire partager au sens large la/le politique et la/le poétique. Nous fondons ainsi une assemblée. Le théâtre est le seul grand art de la communauté. Le théâtre c’est l’art du changement. Comme quand la scène appelle au secours la salle (le public), sur ce qu’on est en train de dire, ceci pour comparer Büchner et Eugène.
E.D. : Des influences bien sûr nombreuses (j’aurais du mal à les nommer) mais, avant tout, ce désir de pouvoir inventer et réinventer, et trouver ce qui nous échappe, le plus simple de l’humanité, dans ce tâtonnement de ce qui est peut-être à venir, de ce qui nous advient sans que nous sachions trop ce qui se donne provisoirement à nous.
J.-L.H. : Il y a des expériences de théâtre qui nous portent à concevoir la troupe comprise comme une communauté. Ce n’est pas pour moi une pose de metteur en scène, car je me suis toujours considéré, avant tout, comme chef de troupe. J’ai travaillé sept ans avec Jean-Pierre Vincent (comédien, metteur en scène et directeur de théâtre) à Strasbourg et avec Jean Jourdheuil (écrivain, traducteur, essayiste, metteur en scène et enseignant). J’avais travaillé auparavant aussi avec Peter Brook (1925–2022). J’ai cherché à inventer une république d’acteurs, acteurs liés à la poésie, par la poésie. Avec comme première étape des créations de Karl Valentin (1882–1948), le cabarettiste munichois traduit par Jean Jourdheuil. Brecht a travaillé avec lui et l’on reconnait son influence, par exemple dans La noce chez les petits bourgeois.
Aujourd’hui, croyez-vous possible de faire naître une utopie de la scène ? Et si c’est le cas, quelle forme faire prendre à la forme écrite du théâtre ?
J.-L.H. : Pour moi, le théâtre doit en passer par des modes mineurs, des modes majeurs, par la pochade ou la mythologie, en tout cas à partir de textes. Nous travaillons sur des textes qui sont véritablement poétiques. Je pense à la pièce Même pas mort d’Eugène. Et là j’étais essentiellement dans la poésie. Qu’est-ce qui fait spectacle quand on a un bon médiateur ? L’on met toute la grâce possible, la fragilité des personnages ou parfois l’on s’arrête sur des personnages d’Eugène ou de Büchner.
E.D. : Moi, je ne suis plus sûr de vouloir écrire des pièces « canoniques »… Peut-être repartir de petites vies, de fragments ou les « héros » de ces petites vies ont des paroles de tragédie. Sans hiérarchie, comme le dit Jean-Louis, que l’on ne puisse distinguer ce qui relève du majeur ou du mineur…
J.-L.H. : J’ai monté Liberté à Brême de Fassbinder. C’est une grande pièce poétique car elle quitte la réalité pour un registre qui n’est pas celui du fait-divers.
D.A. : Comme : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…
E.D. : Oui, le contemporain, lié à l’archaïque. Cette poétique est un décalage, une déliaison, qui permet de voir mieux.
J.-L.H. : Une anecdote, reprise à Brecht, un jardinier me dit de tailler un laurier en boule dans un pot. Quand enfin je suis arrivé à la boule, elle est toute petite. La boule est là, mais où est le laurier ? C’est peut-être ça le théâtre…
Histoire
Pour revenir un peu en arrière : y a-t-il des influences majeures (Beckett, Brecht, Ionesco, Grotowski, Vitez…) qui se sont montrées prégnantes depuis les années 70 ? (Pour moi, la culture théâtrale de ma génération a commencé avec Le Soulier de satin dans la mise en scène de Vitez).
E.D. : Oui, et pour certaines, difficile de les oublier ou de les mettre entre parenthèses.
J.-L.H. : J’ai monté six ou sept fois Cap au pire de Samuel Beckett. C’est complètement intellectuel et en même temps très primitif. C’est comme un roman en quelque sorte, l’histoire de ces trois petites personnes : une vieille femme, un vieil homme et un enfant (considérés par Beckett comme un unique objet d’attention), une tête.
E.D. : Il y a des influences importantes de gens auxquelles on ne pense pas tout de suite, par exemple quelqu’un comme Jouvet qui avait commandé Les bonnes à Genet. Qui a écrit des grands textes sur le théâtre.
J.-L.H. : Pour moi, Jouvet est très important, par ses écrits publiés en 2013 (Les cours de Louis Jouvet au Conservatoire et le personnage de théâtre). Dans sa proximité aussi avec Jacques Copeau.
E.D. : On n’échappe pas facilement à l’influence de Genet, Beckett, Brecht, Horvath, Trakl (notamment). Mais on tente aussi de leur échapper, à travers ce qu’il y a de plus infime dans nos tentatives.
J.-L.H. : Les metteurs en scène au TNS (Théâtre national de Strasbourg) ont été baignés dans l’ambiance de la décentralisation. Avec cette invention des CDN, ce désir de porter partout le théâtre, de faire du théâtre jusqu’au sein des villages. Décentralisation, c’est ma passion, beau slogan de l’époque. Comme influence déterminante, je citerai Strehler (1921–1997) parce qu’il a écrit Un théâtre pour la vie, (encore une référence livresque), et je rajouterai « la vie pour le théâtre ». Puis Klaus Michael Grüber (1941–2008).
E.D. : Quand j’ai vu pour la première fois Pina Bausch, Bob Wilson, au TNP à Villeurbanne, la moitié de la salle hurlait contre eux et l’autre partie était enthousiaste. C’était brutal, mais paradoxalement, c’est plus intéressant que l’acquiescement unanime et tiède du monde de la culture pour des valeurs reconnues.
J.-L.H. : Dario Fo a été et est toujours très présent pour moi. Je me souviens d’un extrait de son discours de Stockholm bien connu : « qui, dans la tradition des bateleurs médiévaux, fustige le pouvoir et restaure la dignité des humiliés »- belle définition. J’ai découvert aussi une dame importante, la violoncelliste Jacqueline du Pré (1945–1987), la femme de Daniel Barenboim, au sommet de sa gloire, hélas atteinte d’une sclérose en plaques dont elle mourra en 1987. Il y a heureusement des enregistrements. Quand j’essaie de jouer comme acteur, j’ai l’impression que le corps et le violoncelle représentent la même chose pour elle que pour moi, comme ayant une relation avec l’instrument de l’intérieur. J’ai rencontré également William Forsythe (danseur et chorégraphe américain).
Je veux partager la folie, la beauté d’Eugène tout autant que celle de Büchner, avec la plus grande attention.
Pour conclure, avez-vous des projets ensemble ou séparés ?
E.D. : J’ai beaucoup travaillé ces dernières années autour de Joyce et du rapport à sa fille Lucia, cela a donné plusieurs formes, une pièce Le cas Lucia J., mise en scène par Éric Lacascade (né à Lille en 1959, comédien et metteur en scène de théâtre) et jouée par Karelle Prugnaud (née en 1980 à Rennes, metteuse en scène, comédienne et performeuse), et un roman Lucia Joyce, folle fille de son père, publié récemment aux éditions du Canoë.
J’écris autour de mon père un texte : Un jour on ira à la mer, et un autre texte en cours dans lequel j’évoque un vieil homme dans un EHPAD avec sa fille qui lui rend visite. En ce qui concerne mes écrits, j’ai une difficulté à revenir, à réfléchir à ce que je fais. Avec Jean-Louis nous avons beaucoup parlé d’une adaptation sous forme de monologue de Woyzeck, Nous les moins que rien, que j’ai écrite (je compte la retravailler encore), qui devrait être montée avec L’envers du décor). J’aimerais aussi travailler sur d’autres projets avec Jean-louis. D’ailleurs on en parle et on y pense.
J.-L.H. : Actuellement, je joue (épisodiquement) Veillons et armons-nous en pensée, suite d’un premier spectacle au même titre, fait avec François Chattot (acteur, metteur en scène et auteur de théâtre, directeur de 2007 à 2012 du Théâtre Dijon-Bourgogne), repartant de l’injonction de Büchner dans Le messager hessois et convoquant ce dernier en même temps que Marx, Engels et Brecht, des textes, des sketchs, des poèmes, comme une sommation à inventer en nous souvenant de ce que disait Einstein : Inventer c’est penser à côté. François Chattot est présent comme complice fraternel, dans cette suite où je suis seul sur scène, pour une parlerie gaie et sérieuse sur la poésie, la peinture (celle de Bram Van Velde), l’art et la politique, avec la complicité de Jean-Luc Nancy, Brecht, Aragon et Charles Juliet pour ses notes sur Bram Van Velde. C’est un hommage aussi à Jean Dasté et aux derniers spectacles qu’il faisait sous cette forme.
Nous avons aussi commencé à jouer, avec Karine Quintana (accordéoniste et chanteuse) et Philippe Macasdar (directeur depuis 1995 du Théâtre Saint-Gervais, Genève),Bertolt Brecht, pensées, autour de la poésie de Brecht, si peu connue aujourd’hui. Poésie depuis longtemps épuisée chez son éditeur en France, l’Arche.
J’ai aussi commandé à Eugène une pièce Droite-gauche au sens politique. Le projet en est à ses débuts.
Au cours de l’entretien, j’ai eu l’impression que l’on parlait un peu de tout car forcément on parle un peu de tout avec des amis. Dans ce sens, Eugène nous aide à être ensemble, à raconter une nouvelle fraternité. J’aurai envie de parler des formes, de la polyphonie, c’est-à-dire d’accrocher toutes les formes allant de la pochade, de la comédie vers la tragédie. En résumé, c’est « le désir de l’humain » (du reste c’est le titre d’un texte d’Eugène).
didier ayres
Entretien réalisé par Didier Ayres pour lelitteraire.com, le lundi 9 janvier 2023 autour d’un verre au café Les Associés à la Bastille, pris en note par Yasmina Mahdi, dans une atmosphère chaude et vivante, ambiance que l’interview a essayé de restituer. Bien sûr, ce n’est qu’un survol des travaux d’Eugène Durif et de Jean-Louis Hourdin mais l’essentiel reste la parole des deux artistes.
didier ayres
Entretien réalisé par Didier Ayres pour lelitteraire.com le lundi 9 janvier 2023 autour d’un verre au café Les Associés à la Bastille, pris en note par Yasmina Mahdi, dans une atmosphère chaude et vivante, ambiance que l’interview a essayé de restituer. Bien sûr, ce n’est qu’un survol des travaux d’Eugène Durif et de Jean-Louis Hourdin mais l’essentiel reste la parole des deux artistes.