Chantal Van den Heuvel & Henrik Rehr, Dostoïevski — Le Soleil Noir

Quelle exis­tence !

Ce 22 décembre 1849, à Saint-Pétersbourg, un groupe d’hommes est extrait de la for­te­resse Pierre et Paul après huit mois de cachot. Ils sont emme­nés vers leur lieu d’exécution, condam­nés à être fusillés parce que cou­pables de sédi­tion, parmi eux, Fio­dor Mik­laï­lo­vitch Dos­toïevski.
Pen­sant mou­rir, il revoit son enfance, son père méde­cin à l’hôpital Mariinsky de Mos­cou en 1831, leur démé­na­ge­ment à la cam­pagne pour soi­gner leur mère, sa ren­contre avec le mou­jik Mareï, un esclave. Puis, c’est la mort de sa mère, son entrée à l’École Cen­trale de Génie mili­taire de Saint-Pétersbourg en 1838 alors qu’il ne rêve que lit­té­ra­ture. Ensuite, il revit la mort de son père, sans doute assas­siné par ses serfs qui n’en pou­vaient plus de ses mau­vais traitements.

Il sort de l’école avec un titre d’ingénieur mais se mor­fond dans le bureau du Plan où il tra­vaille. La nuit, il écrit. Il dépose son manus­crit chez Nekras­sov, un poète reconnu. Celui-ci, séduit par Les Pauvres gens, parle d’un nou­veau Gogol.
Edité, c’est la gloire. Il est invité par tout ce qui compte à Saint-Pétersbourg et prend la grosse tête, devient odieux. Il rédige alors Le Double et com­mence une des­cente rapide vers la pau­vreté. Il sera alors tou­jours à court d’argent. Il tente de mener un train de vie qui peut lui auto­ri­ser sa noblesse. Ses suc­cès lit­té­raires servent à payer les dettes, ses enga­ge­ments auprès de la famille. Il devient joueur.
Et puis, ses idées, ses opi­nions l’entraînent vers des actions qui lui valent d’être arrêté, mis devant un pelo­ton d’exécution… avant d’être gra­cié et envoyé au bagne d’Omsk en Sibé­rie pen­dant quatre ans, puis en exil pour six ans.

En com­men­çant par cette situa­tion vécue dans un stress extrême, la scé­na­riste ins­talle l’atmosphère qui va être celle de la quasi-totalité de la vie du roman­cier. S’il retrouve son titre de noblesse, il ne pourra jamais tenir son rang. Il sera porté vers les classes misé­reuses, vers les popu­la­tions dans le besoin, lui-même vivant presque constam­ment endetté. C’est avec son quo­ti­dien qu’il nour­rit ses romans et c’est ainsi que Chan­tal Van den Heu­vel le pré­sente et le décrit.
Elle assure une nar­ra­tion docu­men­tée, étayée sur des faits véri­fiés, struc­tu­rée par le contenu des romans de Dos­toïevski. Elle montre sa souf­france, ses doutes, mais aussi ses réac­tions, sa hargne pour ten­ter de refaire sa vie, sa capa­cité de tra­vail même quand il est au plus bas mora­le­ment. Avec beau­coup de sen­ti­ments, elle lui fait expri­mer ses émo­tions vis-à-vis des femmes qui ont par­ti­cipé à son exis­tence, qu’il a aimées sans doute, opi­nion pas tou­jours par­ta­gée aussi pleinement.

C’est à Hen­rik Rehr qu’est revenu la tâche de mettre cette exis­tence mou­ve­men­tée en images et il réus­sit avec brio. Le trait est vif, réa­liste. Il mul­ti­plie ceux-ci pour construire des trames qu’il teinte de cou­leurs neutres, peu variées, presque le même fond par planche. Il fait res­sen­tir ainsi, la dou­leur de l’écrivain, l’univers sombre dans lequel il se débat, dans lequel il s’enlise.

Cet album per­met de se mettre dans la tête de ce grand roman­cier, de ce per­son­nage qui fut en per­pé­tuelle recherche, déchiré par ses rap­ports com­plexes à la reli­gion, à la société capi­ta­liste qui était en train d’émerger. L’album se ter­mine par une cita­tion d’Albert Camus, autre auteur génial : «On a long­temps cru que Marx était le pro­phète du XXe siècle. Nous décou­vrons que le vrai pro­phète était Dos­toïevski. Il a pro­phé­tisé le régime des grands inqui­si­teurs et le triomphe de la puis­sance sur la justice. »

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serge per­raud

Chan­tal Van den Heu­vel (scé­na­rio) & Hen­rik Rehr (des­sin et cou­leurs), Dos­toïevski — Le Soleil Noir, Futu­ro­po­lis, jan­vier 2023, 136 p. — 21,00 €.

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Filed under Bande dessinée, Chapeau bas

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