Marc Blanchet, Trophées

Cinq récits ins­pi­rés par des motifs légen­daires mais qui vont bien au-delà d’un cer­tain fan­tas­tique mythologique

À un cer­tain degré de lec­ture — le pre­mier, peut-être — les cinq récits mythiques que compte Tro­phées appar­tiennent indé­nia­ble­ment au registre fan­tas­tique : l’on y croise suc­ces­si­ve­ment une licorne, une sta­tue de marbre qui prend vie, un expé­ri­men­ta­teur démo­niaque, un être mi-homme mi-taureau, et enfin les curieux ves­tiges d’une énig­ma­tique expé­di­tion archéo­lo­gique. Mais rien n’est dit si clai­re­ment que l’on puisse être tout à fait sûr de sa lec­ture ; l’on baigne, en quelque sorte, en pleine cer­ti­tude incer­taine : si l’on recon­naît, au plus intime de soi, telle ou telle réfé­rence, telle ou telle allu­sion — les exac­tions nazies dans “La sen­ti­nelle endor­mie”, l’histoire d’Amphitryon dans “L’âme-sœur” mâti­née sans doute d’un soup­çon de la “Vénus d’Ille” de Méri­mée — quelque chose d’indistinct dis­suade de s’en tenir là et invite à per­ce­voir le texte autre­ment. On glisse sur ces trans­pa­rences — rares au demeu­rant — pour se retrou­ver ailleurs. Et l’aventure de se réité­rer de texte en texte.

Jusqu’à “Dévo­ra­tion”, où l’étrangeté est por­tée à son comble — du moins à mes yeux. Je suis res­tée au pied de ce texte comme à celui de ces mon­tagnes dont les cimes sont à jamais tues aux regards par des brouillards éter­nels : j’en pres­sen­tais l’insigne magni­fi­cence sans en péné­trer les arcanes. Je n’ai pu en per­ce­voir les contours nar­ra­tifs. J’ai cru y devi­ner la vie nour­rie de mort, la nais­sance pro­cé­dant d’une fin lente, et si mon intui­tion est juste, ce serait à dire que Marc Blan­chet tutoie ici plus direc­te­ment qu’ailleurs, à sa manière très per­son­nelle, l’ultime secret du monde — la vie / la mort, leur pour­quoi leur com­ment et leur ser­tis­sure dans le temps — et que l’entendement s’y affaisse… à quoi bon, alors, le sens — ce que l’on entend géné­ra­le­ment par ce mot ? Ne peuvent plus avoir cours que des ten­ta­tives d’approche, des cir­con­vo­lu­tions. Celles qu’offre “Dévo­ra­tion” sont de haute énigme, et sublimes aussi. C’est d’ailleurs à leur aune que se mesure l’attrait du livre : la qua­trième de cou­ver­ture a emprunté ses lignes à ce texte. Le test est impa­rable : ou bien la musique gon­flée d’ombres vous émeut sans que vous éprou­viez le besoin d’analyser sur quoi repose votre émo­tion — et vous repar­tez avec le livre, y devi­nant la source pos­sible d’une ivresse nou­velle — ou bien les pre­mières mesures déjà vous heurtent et vous aban­don­nez le mince volume à son présentoir.

Le cin­quième récit — dont le titre même est emblé­ma­tique : “Le der­nier” — semble racon­ter, regar­der les pré­cé­dents sous cou­vert d’une fic­tion ren­due par­tielle, et com­mu­ni­quée par bribes : des pages arra­chées. Ce texte se lit comme la méta­phore du recueil et de la démarche de son auteur : aux explo­ra­tions sou­ter­raines du nar­ra­teur, archéo­logue, répondent les pui­sées que l’auteur a effec­tuées dans notre mémoire col­lec­tive ; les pages arra­chées en res­ti­tuent le résul­tat for­cé­ment frag­men­taire. Pages qui sont au nombre de sept — autant qu’il fal­lut à Dieu de jours pour créer le monde, là encore un rap­pro­che­ment d’ordre mytho­lo­gique, et qui serait le signe de l’entreprise démiur­gique de tout écri­vain. Là, tel un arte­fact mis au jour et révé­lant un petit mor­ceau d’histoire humaine, se trouve la clef des Tro­phées, ces mots de la der­nière page arra­chée qui res­semblent à une sorte d’ “aver­tis­se­ment au lec­teur” rétros­pec­tif :
Méfiez-vous de ces his­toires où l’on frôle le mythe pour mieux le per­ver­tire, faire revivre l’impossible, méfiez-vous des licornes ima­gi­naires ou des sta­tues en marche. Ou alors, rendez-les pos­sibles, vraies, parce qu’en vous de tels monstres réclament un corps pour chan­ger l’image de la beauté, pié­ti­ner les livres.

Tout, dans Tro­phées, semble pro­cé­der de la méta­phore, du sym­bole, de l’allusion ou de la réfé­rence à la fois enten­due et cachée… les “his­toires” s’y racontent comme à tiers mots, d’une écri­ture simple certes dans ses appa­rences pre­mières — pas de voca­bu­laire rare ou de tour­nures qui le seraient plus encore — mais qui recèle en elle des puits sombres, qui pro­jette de pro­fondes ombres por­tées : du sens tapi au creux des phrases qu’il faut un cer­tain temps pour sai­sir et qui, du reste, ne se mani­feste pas tou­jours, du moins sur le moment. Oui, l’écriture de Marc Blan­chet est mys­tère, un mys­tère d’autant plus inson­dable qu’il se creuse au cœur d’une grande sim­pli­cité de langue…
Tro­phées envoûte, dérange, bou­le­verse la concep­tion que l’on peut avoir du fan­tas­tique — sa lec­ture a des effets sismiques.

isa­belle roche

   
 

Marc Blan­chet, Tro­phées, édi­tions Far­rago, mai 2005, 125 p. — 15,00 €.

 
     

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