Georges Didi-Huberman, Phalènes, Essais sur l’apparition,2

Georges Didi-Humberman et le “réel dernier”

Les pha­lènes sont des papillons noc­turnes (dont la chry­sa­lide se nomme « imago »… ). Ils appa­raissent en sur­gis­sant de l’obscur. Sou­vent ils s’approchent d’une chan­delle et s’y consument. Ne reste qu’un tas de cendre. Ces coléo­ptères deviennent la figure qui tra­vers les essais réunis ici par Didi-Huberman afin de pen­ser la réa­lité et la valeur des images. Comme les pha­lènes, elles sont faites de presque rien, d’un inef­fable. Du bat­te­ment d’aile au bat­te­ment du visible, l’auteur montre com­ment « les pha­lènes emblé­ma­tisent un genre néces­saire — néces­sai­re­ment papillon­nant, fata­le­ment réglé sur l’imagination — du savoir à se faire sur les images ».
Il pro­pose la cri­tique de l’antagonisme entre le voir et le savoir. Cette oppo­si­tion est lar­ge­ment conduite par un mora­lisme mal placé qui vou­drait enté­ri­ner l’idée que les images n’apprennent rien et atti­re­raient dans le men­songe géné­ra­lisé de la croyance. Non seule­ment Didi-Huberman sait qu’il existe autant de croyances dans les mots que dans les images, mais il rap­pelle que regar­der les images ne revient pas à sacri­fier for­cé­ment aux fausses divi­ni­tés, aux idoles ou à la mar­chan­dise spec­ta­cu­laire que le capi­ta­lisme géné­ra­lisé met­trait en scène. Toutes les images ne peuvent se réduire à ce réduc­tion­nisme, à ce « révi­sion­nisme », à cette dia­bo­li­sa­tion de l’image et à sa pré­ten­due per­ver­sion que cer­tains taxent même de « sexuelle »…

Avec l’image, appa­ri­tion et décou­verte peuvent se nouer sans for­cé­ment se « ras­sem­bler » pré­cise l’auteur. Le vol du papillon, la danse d’un psy­cho­tique, la trace d’un suaire, le mou­lage d’une jeune fille qui fris­sonne ou le colo­ris en gri­saille d’un tableau de pay­sage le prouvent. Regar­der avec atten­tion une chro­no­pho­to­gra­phie de Marey, une planche du test de Ror­schach, un détail de Veláz­quez, un dia­gramme de Beckett (dans « Quad » ), une cire ana­to­mique, un châle de prière juif ou une œuvre d’art contem­po­rain dédiée au géno­cide rwan­dais per­met de mon­trer com­ment l’image — écrit Didi-Huberman — « brûle d’apparaître » et per­met loin de l’idée d’un féti­chisme géné­ra­lisé d’appréhender autant le passé que le pré­sent, voire le futur.
Qu’il soit tou­jours pos­sible de féti­chi­ser une image n’enlève rien à sa pos­si­bi­lité d’acquérir une valeur et une puis­sance de vérité. Les images de Beckett, de Marey, de Ror­charch ou de Vélas­quez prises par l’auteur comme modèles peuvent dif­fi­ci­le­ment être vues sous l’angle de la tran­quillité, de la pure satis­fac­tion libi­di­nale ou de sub­sti­tut reli­gieux. L’image sort sou­vent du féti­chisme et affiche le leurre du leurre. Elle n’est donc pas for­cé­ment cette « image-écran » qui ne devrait sa pré­sence et son exis­tence qu’au voile du refou­le­ment aux­quels des pen­seurs veulent la fixer : Wajc­man ou Lacan par exemple.

A l’inverse, Didi-Huberman tente de mettre fin à l’enfermement de l’image dans un pré­tendu leurre sub­jec­tif, un sub­sti­tut attrayant, un voile figu­ra­tif, un opium du peuple ou du chris­tia­nisme. Repous­sant les théo­lo­gies ico­no­philes comme les ico­no­clastes, l’auteur replace l’image dans une pra­tique et un « art ». Elle n’est par essence ni léni­fiante et conso­lante. Sa vio­lence essen­tielle ne s’élève pas natu­rel­le­ment contre un pur néant du logos. Tout dépend de l’expérience qu’elle engage. Elle peut révé­ler par­fois ce que l’auteur nomme « le réel der­nier » dans ce qu’il a de moins péné­trable. Aucune autre média­tion ne pour­rait l’exhumer et faire jaillir. L’image offre donc — sous cer­taines pra­tiques — le déchi­re­ment et la dis­lo­ca­tion du voile du réel pour mon­ter ce qui se cache der­rière. Ce que Beckett et Godard — cha­cun à leur manière — n’ont eu cesse de dire et de mon­trer. Ils sont, en digne suc­ces­seurs de War­burg, de ceux qui se sont éle­vés en faux contre le dogme de l’illégitimité et du men­songe des images.

jean-paul gavard-perret

Georges Didi-Huberman, Pha­lènes, Essais sur l’apparition, 2 - Col­lec­tion « Para­doxe », Edi­tions de Minuit, 2013, 400 p. - 29,50 €.

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